Pour aller à la page précédente, cliquer ici : (3) – La Route
Ames, Iowa. Les barrières se ferment. Des feux rouges clignotent. Un signal strident se fait entendre. De loin, je vois s’approcher le monstre, avec ses trois yeux lumineux. Une locomotive de l’Union Pacific Railroad passe, dans un bruit infernal. Suivie de un, deux… trente, quarante… 134 wagons, puis une autre locomotive, qui pousse. Chaque wagon est chargé de 120 tonnes de charbon en provenance des mines du Wyoming, un total de plus de 16.000 tonnes par train! Et il passe ici une soixantaine de trains par jour… Ames a toujours été une ville ferroviaire. Non pas une grande gare, avec des dizaines de voies de triage parallèles, mais une gare de passage, avec une seule voie menant vers l’Est, l’autre vers l’Ouest. Le Far West… Fondée en 1864 par John Blair, un industriel qui cherchait un tracé pour ses trains, Ames était une gare de ravitaillement. Les locomotives à vapeur de la Chicago & Northwestern Railway y faisaient le plein d’eau avant de continuer leur long voyage. Le charbon qu’ils transportaient servait à nourrir leurs machines à vapeur. Maintenant, les locos diesel-électriques acheminent donc le charbon vers l’Est.
– Pour nourrir nos centrales électriques, commente Dennis Wendell, mon guide et hôte. Car dans l’âge du nucléaire et des énergies renouvelables, alors que le pétrole est le pilier central de l’économie mondiale, le pays le plus riche, le plus puissant et le plus technologique au monde continue de tirer le gros de son énergie du charbon.
Journaux intimes. Dennis est le curateur de la “Ames Historical Society”. C’est le contraire de l’Américain typique. Je peux me l’imaginer dans le rôle de Don Quichotte. Il est maigre, avec un visage émacié. Il a une barbiche grise et de longs cheveux gris qui font très artificiels. Anna et moi avons fait le pari que le soir, il les enlève.
Il nous fait faire le tour de la société historique locale. C’est que, dans ce jeune pays, on dorlote le peu de passé que l’on possède. Nous contemplons des photos sépia, des jouets, un pianola, les uniformes de Joe Lawlor – un fils de la ville qui a servi dans les deux conflits mondiaux, des lanternes magiques… Ou des journaux intimes, tenus par des femmes il y a un siècle. Des femmes qui devaient s’ennuyer ferme, dans leur ferme au milieu des champs de maïs à perte de vue, avec le mal du pays d’origine et la douleur causée par la mortalité enfantine élevée.
Nous les avons vus défiler depuis “La Petite”, ces mêmes champs de maïs, depuis que nous avons traversé le Mississippi à Dubuque. Des étendues vertes, des fermes construites en bois et peints en bordeaux et blanc, des silos métalliques, des châteaux d’eau affichant en gros caractères le nom de la localité desservie. Ici, une exploitation agricole peut couvrir un gros morceau de notre Grand-Duché!
Voltige. Soudain, on voit un petit avion jaune faire de la voltige. De la voltige, au ras des champs? Que nenni! Il s’agit d’un avion à épendage d’insecticides. Un peu plus tard, nous faisons une halte près d’une petite piste où les avions se relaient. Un vieux biplan Grumman est en train de charger ses 900 litres d’insecticide à partir d’une cuve en plastique. Buck Eddings, le colosse qui pilote l’engin, m’explique:
– C’est un travail de précision. Nous passons à près de 200 km/h à un mètre d’altitude. On n’a pas droit à l’erreur…
D’autres avions arrivent et décollent dans une ronde incessante. Des Ayres Thrush, avec leur puissant moteur en étoile de 600 CV, capables de charger 1500 litres d’insecticide. Chaque avion est desservi par une équipe de deux hommes. Le pilote, souvent un vieil as grisonnant, et un mécanicien qui fait le plein de carburant et d’insecticide, le tout le plus rapidement possible. Time is money! Le biologiste en moi frissonne à l’idée de ces tonnes de poison déversées chaque jour. En 1962, Rachel Carson écrivait dans son livre “Silent Spring”:
– Si nous continuons à déverser des insecticides de façon inconsidérée, ces produits toxiques vont entrer dans la chaîne alimentaire et finir par tuer les animaux en bout de chaîne, en premier lieu les oiseaux. On ne les entendrait plus jamais chanter, et nos printemps deviendraient silencieux.
Près d’un demi-siècle plus tard, il y a encore des oiseaux dans l’Iowa. Mais autant qu’avant? Devant moi, d’autres oiseaux, jaunes et motorisés, continuent leur ronde. Pour le meilleur ou le pire…
Godard abandonne. Mais si je me suis arrêté à Ames, ce n’est ni pour voir les trains de charbon passer, ni pour m’inquiéter des méfaits possibles de l’agriculture extensive. C’est parce que la paisible ville d’Ames a été, pendant un bref instant, au cœur de l’action de la Grande Course automobile de New York à Paris.
Le 2 mars 1908, dix-huit jours après le départ de New York, la Thomas Flyer était la première voiture de la caravane à atteindre Ames. L’équipe avait vaincu les tempêtes de neige et les congères du Nord-Est, maintenant ils avançaient tant bien que mal à travers les pistes boueuses de l’Iowa qui menaçaient à chaque instant d’engloutir les véhicules. La mairie et la population attendaient les coureurs, un banquet avait même été préparé (Dennis me montre le menu qui était prévu), mais les coureurs ne se sont arrêtés que brièvement avant de continuer leur folle course à travers le continent, laissant au maire et les autres notables de la ville le soin d’engloutir le saumon et les côtes de porc.
La Züst passa le 3 mars, la De Dion-Bouton le 10, la Protos le 13. Les voitures furent entreposées et débarrassées de leur couche de boue dans les écuries locales pendant une nuit, mais les équipes, qui dormaient dans l’hôtel Ames, avaient encore plus hâte de repartir que les Américains, qui avaient pris une longueur d’un état d’avance sur les Italiens dans la Züst, deux états d’avance sur les autres concurrents. Pourtant les foules qui attendaient patiemment le long d’Onondaga Street (maintenant: Main Street) ne voulaient pour rien manquer de voir ces merveilleux fous roulants dans leurs drôles de machines…
Ils furent comblés quand Charles Godard arriva à bord de sa MotoBloc. Car ce petit escroc, vétéran du Pékin-Paris de 1907 lors duquel il avait copieusement triché, et qui pour ce nouveau rallye se faisait appeler “Baron”, allait s’arrêter pour de bon à Ames, devenant ainsi le deuxième à abandonner. Pourtant, au départ de New York, il avait clamé haut et fort que vu son expérience de la course précédente, il partait largement favori. Deux mille cinq cents kilomètres de neige et de boue plus loin, il jeta l’éponge, sans pour autant perdre de sa superbe. D’aucuns avaient prédit qu’il n’était pas pressé de rentrer en France, étant donné que la justice l’attendait pour détournement d’argent. La MotoBloc finit sa vie dans une grange à Boone, à 25 km à l’Ouest d’Ames. Quant à Godard, personne n’a entendu parler de lui depuis…
Pour aller à la page suivante, cliquer ici : Rocky Mountains