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Iekaterinbourg, début janvier. Nous sommes à la veille du Noël orthodoxe, et les églises sont remplies de gens venus assister à la messe. Les chants du prêtre et du chœur sont magnifiques et résonnent sous la coupole. Une immense icône représentant la tête du Christ est peinte sous la voûte. Les Russes orthodoxes sont bien plus ostentatoires dans la pratique de la foi que l’on ne l’est en Europe occidentale. C’est peut-être une réaction à soixante-quinze ans d’oppression…
Les fidèles se signent de nombreuses fois, se courbent devant l’autel, quittent l’église en reculant. Une femme prie, agenouillée sur la dalle de marbre. Régulièrement, son front touche le sol, ou alors elle embrasse les pieds du Christ sur l’icône juste devant elle. Un homme est carrément prosterné par terre, entièrement absorbé dans sa prière, et totalement indifférent aux nombreux pieds bottés qui l’entourent.
Europe !
Nous arrivons au sommet des collines qui forment l’Oural à cette latitude. Dans un paysage qui n’est pas sans rappeler les Ardennes, surgit le monument impérial marquant la frontière entre les deux continents. Des lettres dorées annoncent: Азия (Asie). Quelques dizaines de mètres plus loin, après six mois de voyage, “La Petite” est enfin de retour en Европа (Europe)! Nous avons traversé deux continents, l’Amérique (16 462 km) et l’Asie (10 992 km). 27 454 kilomètres sont derrière nous, il ne nous reste environ que 6 000 kilomètres à faire avant d’avoir bouclé notre New York-Paris. La fin du voyage est en vue! Je me jette dans la neige et j’embrasse le sol.
Civilisation
De grandes villes se succèdent maintenant, reliées entre elles par les routes enneigées ou couvertes de boue salée, encombrées de camions assassins. Perm, avec sa mini-tour Eiffel comme prélude à notre fin de voyage.
Kazan, capitale du Tatarstan, avec son magnifique kremlin (forteresse), ses cathédrales et sa mosquée Qol-Sharif, version moderne de celle détruite par Ivan le Terrible au seizième siècle.
Nizhnyi Novgorod, à la confluence des fleuves Oka et Volga, qui s’appelait Gorki du temps de l’Union Soviétique. Autre kremlin, autres cathédrales surmontées de dômes en bulbes d’oignon, dorées ou multicolores. Nous entrons en civilisation.
Moscou
“La Petite” dort, bien à l’abri, dans le garage de l’Ambassade du Luxembourg, avec la bénédiction de l’Ambassadeur, Gaston Stronck. Nous passons devant la Cathédrale du Christ Sauveur, imposant bâtiment dans le centre de Moscou, sur les berges de la Moskva, réplique de l’ancienne, dynamitée dans les années 1930 par le pouvoir communiste. À sa place, on construisit une magnifique piscine de plein air, où les moscovites venaient se baigner été comme hiver, la piscine fumant dans la ville gelée. Dommage que l’on ait à son tour démoli cette remarquable piscine pour reconstruire l’église: on aurait pu ériger cette dernière ailleurs…
Visite de la Place Rouge, du célèbre magasin ГУМ (“Goum”), de la cathédrale de Kazan et de la cathédrale Basile le Bienheureux, du Kremlin avec ses innombrables dômes. Ceux de l’église des Douze Apôtres, ceux de la cathédrale de l’Annonciation et d’autres encore, aux noms évocateurs comme “l’église de la Déposition de la Robe de la Sainte Vierge”!
Saint-Pétersbourg
Juste avant la tombée de la nuit, un petit motel à Krestzi. Dans le café attenant, trois gaillards trentenaires et pesant trois cents kilos ensemble se bourrent la gueule de vodka. Une bouteille après l’autre y passe. L’un d’eux est tombé en arrêt devant “La Petite” quand je l’ai garée tout à l’heure. Il n’en revient pas, de cette “stari Reno” (vieille Renault) faisant le tour du monde… On est invité à leur table. On partage deux verres avec eux, puis on se sauve.
Saint Pétersbourg, l’Italie figée dans le froid du grand nord. Les canaux, la Néva, le musée de l’Hermitage, le “must” de Saint-Pétersbourg, fabuleux ensemble de palais fondé en 1764 par Catherine II.
Un tableau de Pierre Bonnard, vieux d’exactement un siècle (1911), montre une scène de rue à Paris, où s’acheva la folle course New York-Paris trois ans auparavant. Paris où j’espère terminer mon voyage dans quelques semaines maintenant.
Schengen!
Il neige de plus en plus fort et c’est sur des routes secondaires que nous roulons prudemment vers l’Union Européenne. Il faut rester vigilant jusqu’au dernier moment: la Russie n’a pas fini d’exiger le maximum de “La Petite” et de son chauffeur, mais en même temps elle nous offre, une fois de plus, de magnifiques paysages.
Nous ne sommes pas encore arrivés dans la petite commune viticole de Schengen sur la Moselle… Mais nous sommes enfin sortis de la Russie et entrés en Union Européenne, dans le célèbre espace Schengen, après trois heures de paperasseries avec une douanière russe en uniforme, qui semblait être sorti tout droit d’un très méchant rôle dans un film de James Bond.
Jusqu’à présent, nous n’avions traversé que quatre pays: États-Unis, Canada, Japon et Russie, avec des administrations lourdes et des entrées et sorties pénibles (sauf pour le Canada), avec quantité de paperasseries qui coûtaient beaucoup de temps et d’argent… Neuf pays sont encore devant nous: Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, France. Et il n’y aura plus aucune formalité douanière ou administrative à accomplir. Je mesure à sa juste valeur la libre circulation dans l’espace Schengen!
Berlin
Avec mon fils Yann, quinzième et dernier copilote, nous passons près de la porte de Brandebourg. Sur son sommet, le célèbre quadrige, la “quatre-chevaux” berlinoise! Nous visitons le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe. Dans les salles souterraines des expositions, des noms, des témoignages… Des photos. Elles ne montrent pas des horreurs et pourtant elles racontent la (presque) extermination du peuple juif. Elles montrent le ravitaillement clandestin en nourriture du ghetto de Varsovie en 1941, des Juifs au ghetto de Lodz attendant leur transport vers le camp d’extermination de Chelmno en 1941, la déportation des juifs de Bielefeld (1942). Varsovie: je viens d’y passer. Lodz: notre route passait juste à côté. Bielefeld: j’y passerai dans quelques jours… Coïncidence de mon parcours? Malheureusement non. J’aurais pu choisir n’importe quelle autre itinéraire entre la Volga et l’océan Atlantique. Elle serait toujours passée par les villes et les villages du crime nazi.
Luxembourg
Près de Houffalize, nous franchissons les 33 000 kilomètres, mille de plus que prévus au départ. Je bavarde avec un sympathique camionneur anglais, qui travaille pour une firme néerlandaise. Richard, professionnel de la route, n’en revient pas: «Tu as fait le tour du monde avec ÇA?».
Je passe Bastogne, je passe Martelange, je passe Arlon… Bientôt, je franchis la frontière luxembourgeoise. Après mon pays natal, me voici dans ma patrie d’adoption, où je vis depuis 28 ans. Le temps est un peu brumeux. Sur l’autoroute, une file interminable de frontaliers belges, qui rentrent chez eux après avoir travaillé au Luxembourg. Mais de mon côté, la route est bien dégagée.
Je quitte l’autoroute à Strassen. Je traverse la ville. J’arrive au Kirchberg, où se trouve l’École Européenne, où j’ai travaillé pendant si longtemps… Autoroute de Trèves. Sortie 9: Senningerberg. Je suis presque chez moi. Quelques virages, la petite toute qui descend dans le village. Dans la lumière jaune de mes phares apparaît le panneau: “Senningen”.
Le tour du monde est bouclé, c’est d’ici que j’ai conduit “La Petite” vers Cargolux en juillet 2010. Le départ d’un voyage dont je ne soupçonnais pas encore l’étendue. Tout comme maintenant, j’arrive à peine à réaliser que je l’ai fait… Pourtant, la carte sous les yeux, les additions faites, je sais que mes mains ont tenu le volant de “La Petite” sur 33 113 kilomètres à travers 12 pays. À l’arrêt de bus familier, je tourne à droite: rue de la Montagne. J’arrive au numéro treize, ma maison. Marie-Xavier se précipite dans mes bras. Ulysse et Pénélope enfin réunis!