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On me pose la question: «Pourquoi tu entreprends ce voyage?» Je réponds: «Par passion.» Le Robert définit ainsi le mot passion: “État affectif et intellectuel assez puissant pour dominer la vie mentale.” Et vlan! Ma passion du voyage relève donc de la folie… Étymologiquement, passion vient du latin patior: souffrir, éprouver, endurer – autrement dit un état dans lequel un individu est passif, par opposition aux états dont il est lui-même la cause: la Passion du Christ.
Personne ne m’a imposé ce voyage. J’ai voulu partir, tout simplement. Par passion. Il y a souffrance, pourtant… Celle que je me suis donc infligée moi-même. Passion masochiste? Il y a souffrance de l’angoisse, celle de chaque instant. Penser que “La Petite” va peut-être me lâcher un jour. Son frein à main, par exemple, qui ne fonctionne quasiment plus. Ou le carburateur, qui commence à faire des siennes. Il fuyait, par l’axe de l’accélérateur. Irréparable. Heureusement que j’en avais un deuxième parmi mes pièces de rechange, dont la pompe de reprise ne fonctionnait pas bien. J’essaie donc d’en fabriquer un avec les pièces des deux. Succès mitigé. Et le collecteur d’échappement, déjà soudé une fois, tiendra-t-il jusqu’au bout? Il nous reste encore plus de 20.000 km à faire… Il y a la souffrance de la fatigue, aussi. Non pas de conduire, mais d’écrire. Je passe plus de temps au clavier qu’au volant! Chaque jour: écrire le journal pour Internet, en deux langues. Chaque semaine, la feuille blanche: un article pour Le Jeudi, un autre pour LVA (hebdomadaire de l’automobile, en France). Mais en même temps écrire est ma passion! Me voilà donc debout, tôt le matin, entre 3h et 5h, devant l’écran de mon ordinateur portable, plume du voyageur moderne.
Passion. Celui qui vit sa passion est un passionné. Je me trouve en bonne compagnie. Revenons sur la course de 1908. J’ai déjà longuement parlé de la Thomas Flyer, animée par le très volontaire et déterminé mécanicien/pilote américain George Schuster. Je me suis également attardé sur les (més)aventures du jeune lieutenant allemand Hans Koeppen, qui finit par mettre sa Protos sur le train à Ogden, pour l’expédier à Seattle. On connaît la fin de l’histoire: la Protos arriva à Paris quatre jours avant la Thomas Flyer. Pénalisés pour avoir pris le train entre Ogden et Seattle, les Allemands perdirent leur première place au profit des Américains. Et loin derrière, de New York jusqu’à Paris, où ils arrivaient sept semaines après les deux autres, il y avait la jeune équipe italienne de la Züst. Mais comme eux, ils avaient vaincu la neige et le froid, la pluie et la boue, la chaleur et la poussière, ainsi que les multiples pannes techniques. Pourquoi n’abandonnèrent-ils pas? La réponse tient en un mot, aussi simple qu’insondable: passion.
Passionnés. J’ai encore très peu parlé de cette équipe de passionnés italiens. Elle est surtout connue par le nom d’Antonio Scarfoglio, jeune journaliste napolitain, qui a écrit un livre sur le voyage, effectué à bord d’une voiture d’une de ces multiples marques disparues depuis longtemps: une Züst, conçue par l’ingénieur suisse Roberto Züst et fabriqué à Milan. La voiture, datant de 1906, fut spécialement préparée pour la course New York-Paris. À son bord se trouvaient Emilio Sirtori, 26 ans, pilote de course, Heinrich Haaga, 22 ans, mécanicien et Antonio Scarfoglio, 21 ans, journaliste pour le Mattino et le London Daily Mail. C’étaient encore des gamins! Et pourtant, à lire le récit de Scarfoglio, ils ont su faire face à tous les aléas: neige, froid, boue, mauvaises routes, pannes multiples. Ils finirent par arriver à Paris le 17 septembre 1908. Ce qu’il advint de la voiture ensuite reste un peu mystérieux.
Passionnant. Toujours est-il qu’en 1980 (un anagramme de 1908 !), un couple canadien, Harry et Shirley Blackstaff, achète l’épave d’une Züst à Vancouver. Par recoupement entre des détails de la voiture et les réparations effectuées par Haaga et soigneusement décrites par Scarfoglio, il apparaît bientôt qu’ils ont acheté LA Züst de la course New York-Paris! Il leur faut des années de travail acharné pour restaurer le véhicule. C’est avec ce couple passionné et passionnant que nous avons rendez-vous aujourd’hui dans leur propriété de Ladysmith… Nous sommes accueillis chaleureusement. Harry est même disposé à descendre la Züst de sa remorque, pour que nous puissions faire des photos de la mythique Züst avec “La Petite”. La Züst a donc été la dernière voiture à réussir un New York-Paris. Autant que nous le sachions, depuis 102 ans, personne n’a plus accompli ce trajet par route. Serons-nous les premiers à réussir le défi, ou allons nous sombrer en cours de route, comme toutes les autres voitures françaises de la Grande Course Automobile de 1908: la Sizaire-Naudin, la Motobloc et la De Dion-Bouton? Seul l’avenir nous le dira!
Züst alors! Sous le regard bienveillant de Harry, qui porte un manteau de fourrure analogue à ceux portés jadis par les Italiens, mon ami Jaap et moi prenons place à bord de la Züst. Mes mains sur le volant en bois, j’ai du mal à imaginer ce qu’ont dû être les conditions du voyage, les vaillants automobilistes étant exposés aux éléments en permanence. La Züst des Blackstaff date de 1906. Ma 4CV, conçue en 1946 est déjà bien plus confortable! Quand on compare la photo de la Züst, couverte de boue et de poussière, arrivant à Ely avec son état d’aujourd’hui, on se rend compte du travail extraordinaire effectué par Harry et Shirley. Par passion. Parmi les détails, il y a cette plaque d’immatriculation, en cuir, identique à celle du départ d’il y a un siècle! Nous quittons, à regret, ce couple chaleureux et passionné, et leur magnifique collection de vieilles voitures, motos, machines à vapeur… un véritable musée!
Vivre. Vivre sa passion, qu’on s’appelle Scarfoglio, Blackstaff ou Weinberg, c’est vivre tout court. Ne pas rêver sa vie, mais vivre ses rêves. Cette belle journée se termine avec un verre de vin blanc local sur notre terrasse. En face de moi, mon ami d’enfance Jaap van Poelgeest. En 1964, nous avions entrepris ensemble un aller-retour Monaco-Athènes en scooter. Nous avions traversé la Yougoslavie de l’époque, mangé les épis de maïs volés dans un champ, dormi à même la poussière ou dans des meules de foin, effectué les multiples réparations que réclamaient nos montures. Nous vivions. Passionnément. On lève notre verre, et on trinque. À nos aventures. À notre amitié. À la vie. Mot pesant, quand on sait que Jaap a perdu son fils dans des conditions tragiques, il y a moins d’un an. Il en faut du courage, dès lors, pour aimer encore la vie et continuer d’être passionné. Jaap est mon ami. Et un exemple.
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