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Lorsque je parcours les rues de la ville de Tottori, je vois bien dans mon rétroviseur qu’une voiture de police me suit depuis quelque temps. Je suis sûr qu’ils vont vouloir m’arrêter, et je ne m’y trompe pas. Au bout de deux kilomètres de poursuite, ça y est: ils se décident. La patrouille consiste de trois jeunes policiers, des gamins presque, deux garçons et une fille. Ils sourient, ils font courbette, ils s’excusent…
«Serait-il éventuellement possible, si cela ne vous dérange pas trop, de voir vos papiers?» Je leur fournis: mon passeport, la carte grise de la voiture et mon Permis International (modèle du 19 septembre 1949 – le seul admis au Japon – en tous points identique au modèle du 8 novembre 1968 dont je dispose pour les autres pays, mais qui, va savoir pourquoi, n’est pas reconnu au Japon)
Les voilà bien embêtés! Car maintenant il va falloir soigneusement recopier toutes les données… Ça en fait, de l’écriture, lorsque l’on recopie soigneusement, jusqu’au KONINKRIJK DER NEDERLANDEN (Royaume des Pays-Bas) du passeport! Le chef du trio téléphone à ses supérieurs pour demander la marche à suivre, la fille recopie méticuleusement. Elle fera même, je ne mens pas!, un dessin assez fidèle de la plaque arrière de “La Petite”, avec sa forme hexagonale si particulière, et portant à son tour la plaque d’immatriculation RT444, et l’ovale national avec son L luxembourgeois et le petit cabochon pour éclairer le tout. Le troisième policier ne fera pas grand-chose. Il n’a pas l’air d’avoir inventé la poudre… La page de données remplie, j’ai droit à trois sourires et trois courbettes. Ils repartent avec leur feuille A4 (pour en faire quoi?), je reprends la route.
Entre les griffes du Commissaire Yasuhiro Kurihara
Entre la route et la mer du Japon, il y a une rangée de dunes. Afin d’éviter que le sable soit emporté par le vent, on y a érigé des cloisons de bambou. Tiens, du vent, il y en a! Et depuis le début du voyage, je n’ai pas fait assez de photos aériennes avec mon cerf-volant. Peut-être que les cloisons donneront un joli graphisme? Je gare la 4CV, j’escalade la dune, je déploie mon cerf-volant, je monte le matériel pour les prises de vue, et je commence ma séance photo.
Soudain, un type en costard cravate se trouve à mes côtés. Un curieux? Non, un policier, et il parle Anglais! Il est accompagné d’un jeune homme, également en tenue civile, qui a l’air costaud. Visiblement un haut gradé avec un acolyte, ou bien son garde du corps. Sourire, courbette. Il est désolé de me déranger, mais est-ce que je peux – il est navré – descendre immédiatement ce cerf-volant? Je souris, je fais courbette, et j’obtempère. Pendant que je rembobine mes cinquante mètres de fil, il s’excuse de devoir me poser une autre question. Je l’encourage, en souriant: «Posez, cher ami, posez!» «Cette voiture – un bref mouvement de tête saccadé vers “La Petite” – elle est bien à vous?» Je ne nie pas l’évidence. «Mmm, aah-so deska… Mais vous n’avez pas de plaque d’immatriculation japonaise!» «Je vis au Luxembourg. Nous y avons des plaques luxembourgeoises et non japonaises.» Il sent bien que je me fiche un peu de lui, mais il reste courtois. «Je conçois bien, mais il me semble qu’il est illégal de rouler au Japon avec une autre plaque que japonaise…» Je lui assure que non, que je suis navré de me voir dans l’inconfortable position de devoir le contredire, ce qu’il me pardonnera j’espère, qu’hélas la voiture n’est que transitaire, que pour le folklore j’aurais bien aimé avoir une plaque nipponne, mais que pour une importation temporaire, ça ne se fait pas. «Mmm, aah-so deska… vous semblez en savoir plus que moi!» Je hausse les épaules dans un geste qui affirme, à regret Monsieur le Commissaire, que j’en sais plus que lui. Sa courtoisie se fait menaçante: «Je ne doute pas une seconde que vous ayez raison, vous êtes de toute évidence bien renseigné, mais je voudrais quand même faire vérifier par un policier de la circulation. Le poste de police n’est qu’à 200 m, Ça vous dérangerait de passer au poste pour vérification? Simple formalité, bien sûr, ça ne prendra que cinq minutes!» Je souris, je fais courbette, et – n’ayant pas le choix – j’obtempère. Nous voilà en route vers le poste de police. Le commissaire devant, dans une voiture banalisée, le sous-fifre dans une camionnette derrière. L’évasion semble impossible. Et si ces hommes en civil, dans des véhicules ordinaires, n’étaient pas des policiers? Je décide que si l’endroit où ils me font conduire n’est pas visiblement un commissariat, je me taille. Mais c’est bel et bien un poste de police où ils m’emmènent, qui se trouve plutôt à 5 km qu’à 200 m… Et la vérification ne prend pas 5 minutes mais une bonne demi-heure: photos de “La Petite” comme si elle était une vulgaire délinquante, photocopie de la carte grise, du Carnet de Douanes, des papiers de l’automobile club du Japon. Sur le parking, examen des pneus cloutés sur le toit. «Vous savez que c’est interdit, ça?» En pensée, je remercie Monsieur Nozaki de la Préfecture et Yoshie, d’avoir insisté pour que je les enlève. Ce type serait capable de m’incarcérer! Réconforté par ce fait, je lance un «Ils se trouvent sur le toit, Monsieur le Commissaire, je ne roule pas avec…» «Parfaitement, Monsieur, euh – il consulte mon permis de conduire international modèle 1949 – Vinbelg. Mais l’importation au Japon est un acte illégal.» Mon ventre se noue, mais il n’y aura pas de suites, ni même de poursuites. «Est-ce que je peux partir, maintenant?» Il sourit, courbette sèche, saccadée: «Oui, bien sûr…». Je suis soulagé. «…sauf, avec votre permission, est-ce que cela vous dérangerait de me donner votre passeport? Simple vérification, une formalité…» Courbette. Sourire parfait de tortionnaire raffiné. Il vérifie. Ne me rend pas le passeport. «Juste une minute… Vous permettez que je fasse une photocopie?» Je permets. Il revient. «Je suis désolé pour ce contretemps… Mais vous comprenez, à Yokohama se tient actuellement le sommet asiatique APEC. Alors nous sommes obligés d’être encore plus vigilants que d’habitude…» J’acquiesce: «Je comprends parfaitement, vous faites bien, Monsieur le Commissaire, la sécurité n’a pas de prix…» Est qu’un policier, japonais de surcroît, saisit toutes les nuances du sarcasme néerlandais? Car je n’y pige rien du tout, à sa sécurité! J’ai la gueule d’un terroriste, moi? Et “La Petite”, a-t-elle l’air d’être une menace pour le territoire japonais? Et en quoi de faire voler un cerf-volant au-dessus des dunes de Tottori, constitue-t-il un danger pour le sommet qui se tient à Yokohama, à 500 kilomètres d’ici? Nous nous quittons en échangeant – à ma demande – nos cartes de visite. Je murmure très bas: «Aah-so, deska: Commissaire Yasuhiro Kurihara…»
Se faire arrêter deux fois de suite le dernier jour de route au Japon… Il faut le faire! J’arrive sans autres incidents à Yonago. Je gare “La Petite” devant l’hôtel Alpha-1, le dernier avant de quitter le pays.
[Sur les coffres du toit, les 4 pneus cloutés qui vont me servir en Sibérie]
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