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Je l’avais déjà senti pendant la nuit: les mouvements du navire étaient devenus plus amples. Quand je me rends au restaurant pour mon petit-déjeuner, je marche comme un ivrogne. Je ne suis pas le seul: tout le monde titube. Le ciel est plus menaçant, la mer nettement plus forte.
Lorsque je sors, un vent fort et glacial balaye les coursives. Le ferry fend les vagues qui font plus de deux mètres de haut. À bâbord, une côte et des îles apparaissent. La terre semble inhospitalière, déserte, froide. Une fine couche de neige recouvre les collines. D’après mes calculs, ce doit déjà être la Russie… Quelques heures plus tard, je me couche, épuisé, malgré l’excitation: comment sera la longue étape russe?
Une semaine plus tard. Nous sommes en route à travers l’Extrême Orient russe. Je suis accompagné par Thierry, Belge russophone, qui m’a rejoint à Vladivostok. Il fait déjà noir quand nous nous arrêtons à une gastinitsa (hôtel) à Kirovski. On a fait plus de trois cents kilomètres, un bon début en vue des distances énormes que nous aurons à parcourir.
En entrant dans le restaurant attenant, on tombe sur une fête. Pas d’autres tables disponibles… Mais qu’à cela ne tienne, on vient nous accueillir, on fait déjà de la place, on rajoute deux assiettes, on remplit des verres de vodka: «Bienvenue aux voyageurs étrangers!» On fête les 70 ans d’un ancien juge de district. La table regorge de petits plats : pelménis, chou farci, harengs, pilons de poulet, salades… Thierry se lève, explique qui on est et ce qu’on fait, porte un toast au juge. Et l’on remplit les verres à nouveau… La soirée se termine en dansant sur des airs de musique ukrainienne. Notre périple russe commence bien!
Le service des impôts
Lorsque nous arrivons au centre ville de Khabarovsk, nous avons fait une étape de 455 kilomètres, la plus longue de tout le voyage jusqu’à présent! Qui aurait cru qu’on la ferait sur les routes de l’Extrême Orient russe? Il souffle un vent glacial. Nous nous installons dans l’Hôtel Intourist, au 5ème étage, avec une déjournaya, gardienne d’étage relique du système soviétique, qui veillera sur nous… Dans le restaurant de l’hôtel, nous dînons au son infernal de musique russe trop forte jouée par un petit orchestre. Sur la piste de danse, de sinistres hommes aux épaules carrées et aux crânes rasés dansent avec des femmes trop décolletées. La danse est à l’ancienne: main droite dans le creux des reins de la cavalière, main gauche tenant celle de la partenaire, en faisant de grand mouvements de pompe: le navire prend l’eau! Les visages sont fermés, voire tristes. Thierry s’entretient avec la serveuse et nous tenons enfin le secret: c’est la sauterie annuelle du service des impôts. Ceux-là ne rigolent pas, c’est connu!
La république juive
En fin de journée, nous arrivons à Birobidjan, capitale de la “République Autonome des Juifs”. Sur l’habituel monument à l’entrée de la ville, le nom est écrit en cyrillique et en hébreu. Je ne sais pourquoi, mais quelque part j’espérais trouver une pittoresque “shtetl” juive. Il n’en est rien. Nous traversons une morne ville avec ses habituels immeubles soviétiques préfabriqués, à cinq étages. Une fois installés dans notre hôtel, nous sortons pour aller dîner. Les trottoirs sont glissants, les éclairages réduits au minimum. Le petit restaurant où nous sommes les seuls clients, a pour seul éclairage son frigo à bières. Ambiance mortelle : cela nous change de la fête des fiscalistes d’hier!
Le petit-déjeuner se déroule dans une autre salle surréaliste. Contrairement à celle du dîner d’hier soir, celle-ci est bien éclairée. Et on la prépare pour un banquet d’anniversaire. Kitsch garanti. Des femmes qui doivent avoir entre quarante et cinquante ans s’occupent de la déco. Elles sont grandes et grosses. Des pulls fins et bien moulants mettent en valeur leurs poitrines impressionnantes et les multiples bourrelets des ventres et des bas du dos. Sous leurs minijupes, des maxicuisses enserrées dans des collants aux couleurs voyantes. Heureusement que la sono dans mon dos ne fonctionne pas encore!
Dehors, il fait -16°C. L’air froid et sec pique dans le nez. La République Hébraïque de Birobidjan était une création du grand Staline. Un peu avant Hitler, en 1928, il avait trouvé sa propre version de la “Solution Finale au Problème Juif” en donnant aux juifs de l’URSS une république autonome… à 8500 kilomètres de Moscou! Les juifs, victimes de pogroms depuis des siècles, s’y exilaient de plein gré, et s’ils ne le faisaient pas, on les “encourageait”… Bon débarras, qu’ils essaient de survivre dans le froid et les espaces déserts de l’Extrême Orient! S’ils y arrivent, ce sera à la plus grande gloire du Petit Père des Peuples ; et s’ils crèvent, qui s’en plaindra? Les premiers colons juifs débarquèrent à la gare de Birobidjan, non loin de la Chine. Il y avait la gare, pas la ville… Elle fut créée de toutes pièces et la république juive devenait ainsi un fait.
Karaoké
Notre troisième journée se termine à Obloutché : centrale électrique, chemin de fer Transsibérien, gare, étendue d’isbas aux cheminées fumantes. Près de la gare, un hôtel miteux, le seul, l’unique douche d’étage ne fonctionne pas, on doit faire son lit tout seul. Quand on décharge la voiture, la température est tombée à -16°C. Il n’est que six heures du soir. Je m’attends à du moins vingt ou pire pour demain matin… Que dira “La Petite” alors? Je m’effondre, démoralisé. Ai-je trop présumé de mes forces avec cette longue étape russe qui vient à peine de commencer?
Mais dans le restaurant attenant, il y a une bonne ambiance, avec des ouvriers de la centrale électrique, dont l’un, Dima (diminutif de Dimitri) parle anglais. «En fait, je suis prof d’anglais, mais je préfère travailler de mes mains. Quand on a un câble entre les jambes qui transporte du 220.000 Volts, c’est assez excitant!» Bière, vodka, mon moral remonte. Suivi d’une séance de karaoké russe, ou garçons et filles se succèdent et rivalisent à qui obtiendra le maximum de points. J’oublie momentanément mes soucis. Me rattraperont-ils demain matin?
L’hôtel introuvable
La nuit est déjà tombée quand nous arrivons à Biélogorsk. Trouver un hôtel… Thierry sort demander et revient. Demi-tour. À l’intérieur de l’habitacle, la température est tombée à -2°C, la glace se dépose sur les vitres. Au premier hôtel, on nous déconseille leurs chambres: trop basiques pour des étrangers. Le deuxième nous propose une chambre avec un grand lit pour deux (qu’à cela ne tienne), mais il nous faut patienter: elle n’est pas encore libre… J’imagine les ébats amoureux qui s’y déroulent en ce moment même, alors que je me gèle au volant de “La Petite”. Le troisième est le bon. Moderne. Accueil aimable. Grande chambre, même une baignoire! Dehors, “La Petite” ronronne. Je laisse tourner le moteur toute la nuit au ralenti. Les départs par grand froid sont vraiment trop difficiles. Tant pis pour la surconsommation d’essence!
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