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Sur la longue route quasi déserte, qui contourne le nord de la Chine, notre problème est la faible densité de localités dans cette région peu habitée. Jusqu’à la prochaine grande ville, Tchita, qui est encore à 1400 km, il nous faudra désormais bien goupiller notre coup pour trouver un abri pour la nuit. Nous décidons de commencer à chercher dès le milieu de l’après-midi. Sur la carte, nous avons repéré ce qui semble être une petite ville, à quelques kilomètres à l’ouest de la route. On arrive à Shimanovsk. La ville est déserte, pas une âme, pas une voiture.
L’hôtel de Luxe
Un hôtel, dans tout ça? La “Gastinitsa Taïozjnaya”, un bâtiment des années cinquante. La dame à la réception nous annonce qu’on peut avoir une chambre de “liouxe”. Le prix: 3000 roubles (75 euros!). C’est officiel, c’est affiché. «Mais pour étrangers, c’est le double.» Je proteste en bluffant (Thierry traduit): «Ça, c’était avant, sous l’ancien régime! Maintenant tout le monde est au même prix!» La dame téléphone à son chef. «OK, ça marche pour 3000.» Et elle nous inscrit. Nous voilà partis à la découverte de notre chambre de luxe. Nous montons les deux étages par un escalier en béton peint. Un couloir sombre, des sacs-poubelles dans un coin. Une vieille porte en bois, chambre numéro 6.
Nous entrons dans ce qui a dû être suite de luxe des dignitaires du Parti, si jamais ils ont mis pied à Shimanovsk. Trois pièces, immenses. La première est vide, sauf pour une penderie où nous accrochons nos anoraks. La deuxième est vide également, sauf pour un petit frigo perdu en plein milieu du désert de linoléum gondolé. Il n’est pas branché. La pièce donne sur la salle de bains et les toilettes, par deux portes séparées.
Deux interrupteurs, côte à côte, entre les deux portes. Pour éclairer la salle de bains, actionner l’interrupteur vers le haut. Pour les WC, c’est l’inverse. Logique soviétique. Notez bien: on est en plein trou sibérien, et on a payé 75 euros pour une chambre “de liouxe”! La troisième pièce, notre chambre à coucher, est tout à fait convenable. Des lustres au plafond qu’on a dû trouver jolis à une époque. Deux lits, propres et déjà faits, deux chaises, et bien chauffée. Que demande le peuple?
Dans la pièce du frigo solitaire, il y a une unique prise électrique. Elle est à nu. Mais sur le papier peint à fleurs, quelqu’un a affiché la tension. Comme ça, si vous vous électrocutez, vous saurez au moins que c’est avec du 220! Le même petit papier, “220 V”, se trouve d’ailleurs sous chaque interrupteur. On s’en fiche, tout ce qu’on veut c’est qu’en l’actionnant la lumière se fait. Mais non, quelqu’un a décidé, va savoir pourquoi, qu’il fallait afficher la tension de service de chaque interrupteur. Et quelqu’un d’autre a exécuté, sans se poser des questions. Ou alors en se posant des questions, mais en obéissant quand même. Je ne sais pas ce que je trouve le plus inquiétant…
Nina
On nous a mis en contact avec Nina, qui habite à Amazar. Thierry l’appelle, elle ne parle que le Russe, elle lui explique le chemin. Nous quittons la grande route. Un chemin rocailleux et enneigé descend en forte pente vers la petite ville d’Amazar, un ensemble d’isbas autour d’une grande gare de triage. Le froid est toujours aussi mordant, les cheminées des isbas fument. Une petite femme enveloppée de fourrure agite sa main de loin et nous dirige vers sa maison. Nous sommes accueillis par Nina – chaleureuse, souriante, maternelle. Bien sûr, sa table est bientôt recouverte de plats et de bols, et nous mangeons son potage fait avec les produits de son jardin.
Nina a 57 ans. Veuve et retraitée des chemins de fer, elle touche une pension de 9000 roubles (225 euros) mensuels. Heureusement qu’elle a son potager! Très croyante, elle évoque souvent la volonté du Seigneur, qui dirige tout. C’est Lui qui nous a envoyé vers sa maison. Elle en est heureuse. Et nous donc! Parlant de sa maison, son installation sanitaire est sommaire. Pas d’eau courante. Deux fois par semaine, le camion-citerne passe. Contre remise d’un coupon, il livre jusqu’à 200 litres dans un tonneau devant la maison. Ensuite, Nina, aidé de son fils, transporte cette eau – avec des seaux – dans le réservoir qui se trouve à l’intérieur de la maison. L’hiver, il faut se dépêcher avant que cette précieuse eau ne gèle… La salle de bains est un petit coin de la pièce unique, séparé par un rideau. Un lavabo, alimenté par un petit réservoir, rempli à son tour à chaque fois avec une casserole. La toilette: un siège en plastique. Lorsqu’on soulève le couvercle, on découvre un seau. C’est là-dedans qu’il faudra faire ses besoins. Nina videra plus tard. Tout est propre, mais quel boulot! Et chez nous les gens se plaignent des conditions de vie difficiles? Qu’ils viennent faire un tour chez Nina, à Amazar en Sibérie Orientale, couper et porter le bois, faire le feu pour chauffer et cuisiner, porter l’eau, vider et nettoyer le seau de toilette, s’occuper du potager, stocker les pommes de terre dans la cave, laver le linge à la main, trimer du matin au soir, tout en gardant le sourire! Quand je lui dis ça, elle me répond: «À quoi bon se plaindre?»
Il est temps de se coucher. Nina déplie le petit canapé-lit de la pièce unique. Thierry et moi partagerons cette couche étroite, chacun enveloppé dans sa couette. Le lit de Nina se trouve derrière une cloison qui traverse la moitié de la pièce. Pas de porte pour nous séparer. Thierry me tourne le dos. Avant de m’endormir, je pense à la vie dure de notre hôtesse sibérienne. Cela m’inspire le respect.
Bureaucraties
Avec Ioulia, mon onzième copilote, j’arrive à Tyoumen. Grande ville, mais nous mettons plus d’une heure à trouver un hôtel convenable. Depuis six semaines que je suis en Russie, les enregistrements se sont toujours passés de façon souple. En général, on préfère nous enregistrer sous le nom de mon accompagnateur russe: moins de problèmes administratifs. Mais le “Vostok” date de l’époque soviétique, et les dames de la réception, bien que jeunes, en ont adopté l’attitude et l’amabilité. De vrais cerbères. Il leur faut mon passeport aussi. «Parfait, dis-je à Ioulia, qu’elles en profitent pour me faire la “registratia” officielle», c’est à dire qu’on signale mon passage à la police, procédure obligatoire, tous les trois jours en principe. Elles ne veulent le faire qu’à condition que je montre ma “registratia” précédente, qui doit dater d’il y a trois jours au plus. Par bonheur, je peux montrer celle d’Omsk, qui répond aux critères. Celle d’avant remonte à Khabarovsk et est vieille de cinq semaines! Nous auraient-elles refusé la chambre? C’est possible…
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