Pour l’étape précédente, cliquer ici: Voyage dans le froid (2)
La route se déroule à l’infini. Neige damée, verglas, parfois un tronçon dégagé ou sablé. Peu de circulation. Des voitures japonaises immatriculées “25” (Vladivostok) et marquées “transit”. Elles sont convoyées vers l’ouest. Arrêt à une station-service. Tout de suite des curieux qui viennent nous voir.
«Venez prendre le café avec nous», dit l’un d’eux, en indiquant le “kafé” solitaire, cent mètres plus loin. On s’y gare, parmi les Japonaises en transit. On nous offre le café et des crêpes. Nos convoyeurs sont de Krasnoïarsk, et font le chemin depuis Vladivostok une fois par mois. Krasnoïarsk… je fais un rapide calcul mental, est à plus de 4 000 km… je n’y suis pas encore!
Un défi lancé à Poutine
Alors que le chemin de fer Transsibérien fut complété en 1905, la route transsibérienne ininterrompue n’est devenu une réalité que cette année. Justement, le dernier tronçon, l’Autoroute “Amour” que nous empruntons actuellement, a été finalisé en 2010. Et inauguré officiellement par le Vladimir Poutine en personne, qui l’a empruntée au volant d’une Lada au mois de septembre. Je voudrais bien le voir à bord de la 4CV, le Premier Ministre, à gratter l’intérieur des vitres où se dépose du givre en permanence!
Aveuglé par la poudreuse
Il a neigé cette nuit, et la route est toute blanche. Mais bientôt nous croisons des chasse-neige qui déblaient, tant bien que mal, la couche de poudreuse, cette même poudreuse que “La Petite” soulève dans son sillage. Mais elle n’est pas la seule. Quand un camion nous dépasse, nous sommes totalement aveuglés pendant plus de trente secondes. Impossible de voir où est la route. La première fois que cela nous est arrivé, je me suis retrouvé en contresens sur la chaussée de gauche – heureusement que la circulation est très peu dense et que personne ne venait d’en face! Depuis, chaque fois qu’un camion nous double, je me gare immédiatement sur le bas-côté, le plus loin possible de la chaussée, et j’attends que le nuage de poudreuse retombe.
Monuments funèbres
Nous quittons la plaine et attaquons un massif montagneux. La route est couverte de neige damée et verglacée, très glissante, ce qui incite à la prudence et demande beaucoup de concentration. D’ailleurs, de temps à autre, de petits monuments funèbres sobres ornés d’un volant de voiture nous rappellent ce qui peut arriver si jamais on relâchait l’attention… Des stèles commémorent les automobilistes qui ont payé de leur vie leur insouciance: ici, chaque conducteur joue à la roulette russe. Bien que le massif traversé soit peu élevé (altitude 1 000 m environ), les pentes sont parfois très raides. Dans l’une de ces côtes, une rangée de camions est arrêtée: ils n’arrivent plus à monter, et se font pousser, l’un après l’autre, par un énorme chasse-neige. Mais la courageuse et incroyable “Petite”, première vitesse enclenchée, les dépasse tous et arrive au sommet toute seule! Les descentes sont aussi difficiles à négocier que les montées. C’est vrai pour nous, comme pour les gros camions. Malgré leurs chaînes ou nos pneus cloutés, la glissade menace à chaque instant.
Tempête de neige
Le vent souffle de plus en plus fort et il neige de plus en plus. La visibilité est parfois réduite à quelques mètres seulement. Le paysage et les habitations se recouvrent de neige et de croûtes de glace. C’est la Sibérie en hiver, la tant redoutée, celle que tout le monde m’avait conseillé d’éviter… Quand je sors de “La Petite” pour prendre mes photos, la tempête s’empare de la portière, la neige rentre dans mes yeux. La route traverse les massifs montagneux qui longent le lac Baïkal, invisible à notre droite, quelque part. Virages et côtes se succèdent.
Deux dangers nous guettent: la glissade (j’en ferai une, vite maîtrisée) et la glissade des autres. Ce n’est pas de la théorie… Une belle 4×4 toute neuve est bien sorti de la route, et l’on tente de la sortir de sa position peu enviable. Et même les “pros” ne sont pas à l’abri du dérapage fatal… J’essaye donc de gérer au mieux cette difficile étape. Difficile aussi de juger où s’arrête la chaussée et où commencent les bas-côtés où je risque de m’enliser… À certains moments, nous sommes comme suspendus dans un univers blanc: on n’arrive plus à distinguer la chaussée du ciel ou des bords de la route. J’écarquille les yeux. Je suis en train de faire l’étape la plus difficile du voyage jusqu’ici…
Passage à tabac
Un accident vient de se produire, une voiture a fait plusieurs tonneaux et est réduite à l’état d’épave. Un miracle qu’aucun des passagers ne soit blessé, y compris le bébé que l’une des passagères porte dans son ventre. Les ceintures de sécurité les ont sauvés. Nous n’en avons pas. Il faudra que je continue à être très vigilant…
À une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Touloune, deux véhicules anciens sont exposés dans la neige. Nous parlons au propriétaire, petits yeux vifs et toque de fourrure. Il s’appelle Viktor Kyrienko. Il nous raconte qu’il va à l’hôpital aujourd’hui, pour un check-up. Car il y a onze jours, le 8 décembre exactement, il lui est arrivé une drôle de mésaventure qui a failli lui coûter la vie. Il était sur la route, la nuit, entre Tchita et Oulan-Oudé (le même jour, nous parcourions le même trajet!), quand il a été arrêté par une voiture qui lui a coupé la route. Trois jeunes en sont sortis, qui l’ont rossé de coups, l’ont déshabillé jusqu’au slip et T-shirt, puis l’ont jeté en contrebas de la route, sept mètres plus bas, où ils l’ont laissé pour mort dans la neige. Puis ils sont partis avec sa voiture et toutes ses possessions. Il faisait moins vingt. Dans de telles conditions, un homme normal serait mort… Mais Viktor n’est pas un homme ordinaire : il est Sibérien et chasseur. Il s’en est sorti et conclut en nous disant: «La police a retrouvé les malfaiteurs grâce aux traces de pneus de ma voiture, d’un modèle particulier. Il s’agissait de fils de familles aisées, qui ne manquaient de rien. À ne rien y comprendre… Précédemment, ces choses arrivaient souvent et j’avais toujours une arme sur moi. Maintenant, ça n’arrive presque jamais. Mais pour éviter ce genre d’incidents, il vaut mieux ne pas voyager de nuit…» À bon entendeur, salut! Nous disons au revoir à l’infortuné Viktor et poursuivons vers l’ouest.
Brume de neige
La traversée de Krasnoïarsk, grande ville, brume polluée, routes glissantes, circulation dense et folle, est un vrai calvaire. D’autant plus que mes pieds s’empêtrent dans le tapis isolant qu’on avait installé à Touloune, que je n’arrive plus à débrayer correctement, que la roue avant droite frotte chaque fois que je braque, que nos gaz d’échappement rentrent dans notre habitacle… Le temps change rapidement. Le soleil se voile, puis disparaît totalement. Un vent violent se lève, transformant la route en une piste grisâtre sur laquelle volent des traînées de poudreuse comme de la fumée. Les voitures sont vite englouties dans cette brume de neige: Sibérie! Mais “La Petite” tient bon, malgré le vent et la neige, et avance, inlassablement.
Pour voir l’épisode suivante, cliquer ici: Rou(let)te russe (2)