Pour voir l’épisode précédente, cliquer ici: Roulette russe (1)
Un contrôle de DPS, la police de la route. L’agent pointe sa matraque noire-et-blanche vers la pauvre “Petite” qui n’a rien fait de mal pourtant. Le policier vient vers nous d’un pas lent et assuré: c’est LUI, l’autorité, le pouvoir… J’ouvre la portière et lui adresse un large sourire. Ça le déconcerte: il n’en a pas l’habitude.
Et au lieu de lui dire bonjour en russe, ce dont je suis tout de même capable, je le fais en anglais. Ça le déstabilise encore plus. On lit déjà sur son visage un début d’angoisse: «Comment je vais faire pour me faire comprendre?» Puis je lui fourre dans les mains le petit carton sur lequel Thierry a écrit en russe: la marque et le modèle de la voiture, son année de construction, le but du voyage, et, en guise de conclusion cette courte phrase merveilleuse: «Не продается!», «N’est pas à vendre!». Le policier lit le carton, le retourne. Non, ce n’est pas un document officiel. Il sait maintenant que le conducteur de la petite voiture est cinglé. Il me rend le carton. De son bâton il fait signe: «Ça va, circulez!» Liosha, mon dixième passager, n’en revient pas. On éclate d’un fou rire.
To stop or not to stop
Sortir de la ville de Novossibirsk est la galère habituelle: embouteillages, mauvaise visibilité, tout le monde qui se croit prioritaire… Un rond-point avec un feu rouge et un panneau annonçant “СТОП” (“STOP”). Je m’arrête donc. Le feu passe au vert, mais le panneau “СТОП” reste. Dois-je obéir au feu ou au panneau? J’avance. Un peu plus loin, nouveau feu. Pas de panneau “СТОП”, mais le feu étant rouge je m’arrête. Derrière moi, on klaxonne, et à droite et à gauche un flot de véhicules me dépasse. Moralité? Quand le feu est rouge, on ne sait pas s’il veut dire “arrêtez” ou “avancez”. Et le panneau “СТОП” ne sert à rien…
Le vent
Chaque fois que je sors pour faire des photos, le vent violent rend la sortie difficilement supportable. Je prends une photo, puis je rentre en courant vers le petit abri à peine chauffé de la 4CV, combien agréable, pourtant! Une fois dans la voiture, mes lunettes, refroidies, givrent immédiatement, ce qui m’oblige à les glisser sur le bout de mon nez. Il fait un vent à écorner les bœufs. La neige vole en traînées incessantes à travers la chaussée. Quand on s’arrête, le vent hurle dans la galerie et les coffres du toit: harpe éolienne.
“La Petite” malade
La route principale entre Iekaterinbourg et Perm est une succession de trous et de bosses. “La Petite” souffre. La carrosserie gémit. Après chaque arrêt du moteur, je suis obligé de sortir la hache et de maltraiter le démarreur pour qu’il fonctionne à nouveau. Puis c’est la pompe à eau installée à Tchita qui nous lâche. Plus de chauffage… Soudain, on se retrouve dans une cabine frigorifiée, les fleurs de glace envahissent pare-brise et vitres latérales. Ioulia, onzième copilote, et moi y allons du grattoir et du sèche-cheveux, combat permanent pour garder un peu de visibilité sur une route cahoteuse encombrée de camions et de voitures dont les phares m’éblouissent. “La Petite” souffre… Hormis la saleté qui l’enveloppe telle une peau rugueuse, il y les trous dans la chaussée, que je ne peux pas tous éviter. En partie parce que je ne les vois pas toujours arriver à temps à cause de la visibilité réduite, mais aussi parce qu’il m’est parfois impossible de changer de trajectoire ou de freiner avec les gros camions qui nous frôlent ou nous suivent de près… La suspension avant subit ces coups de butoir ; y résistera-t-elle? Il y a également de plus en plus de défaillances techniques: le clignoteur avant droit ne fonctionne plus sans que je trouve la panne, les klaxons sont en sourdine, la roue avant droite racle le métal de l’aile chaque fois que je manœuvre ou que je m’aventure sur la neige bosselée des stations-service. Il reste une odeur persistante et une surconsommation d’essence. Et une fois de plus, le tuyau d’échappement commence à lâcher.
La boue
Lorsque nous quittons Nizhnyi-Novgorod, il est déjà bien tard. La circulation est dense. La route est recouverte d’une fine pellicule de boue salée, résultat des sablages et salages successifs. À chaque voiture, à chaque camion qui nous dépasse, nous sommes arrosés de ce mélange noirâtre. “La Petite”, normalement si coquette, se recouvre d’une gangue de saleté. Mais le pire est que, faute de lave-glace, on doit s’arrêter toutes les cinq minutes pour laver le pare-brise avec de la neige et la raclette, avant de continuer, pour nous arrêter à nouveau quelques kilomètres plus loin. De voyager ainsi – une minute de bonne visibilité, deux minutes de visibilité réduite, puis le manque total de visibilité est pénible, dangereux, et fatiguant. J’écarquille les yeux. La conduite devient de plus en plus difficile à la tombée de la nuit, avec les phares des véhicules qui nous croisent et qui illuminent la couche de boue devant nos yeux. Je ne vois plus arriver les énormes trous dans la chaussée et la pauvre “Petite” subit les coups de butoir de la route russe. Je tremble pour sa suspension… et j’en arrive à regretter les conditions de conduite en Sibérie! Jamais je ne me suis autant senti en danger, jamais “La Petite” a été autant menacé de destruction.
McGyver
Le dernier tronçon vers Moscou s’avère être aussi difficile que l’étape d’hier. La circulation est dingue, malgré le week-end, la route terrible (“rails” dans l’asphalte, trous fréquents et profonds), et, bien entendu, le pare-brise continue de s’encrasser tout le temps. Arrêts fréquents pour nettoyer à tour de rôle. Il faut trouver une solution! Je me fais McGyver et achète deux mètres de tuyau fin et une bouteille de liquide pour lave-glace. Une bouteille d’eau minérale, un trou dans le bouchon, un peu de pâte à modeler pour faire l’étanchéité… À ma demande, Elem, mon douxième compagnon, appuie sur la bouteille. Un jet de liquide nettoyant asperge alors le pare-brise. Ça marche! Une petite lucarne devant moi, qui reste propre tout le temps et nous permet enfin de rouler en toute sécurité. Ouf! Des embouteillages interminables. Nous mettons près de deux heures pour entrer dans Moscou. On est samedi. Les Russes parlent de circulation fluide. Il paraît qu’en semaine, c’est bien pire…
Les routes et les fous
Et moi qui pensais qu’une fois l’Oural franchi, tout deviendrait facile! Qu’elles étaient belles, les routes sibériennes, avec leur verglas et leur neige vierge, même si elle volait à l’horizontale dans la tempête par -30°C! Car depuis Kazan, et je crains bien jusqu’à Saint-Pétersbourg et peut-être au-delà, jusqu’à l’Estonie, nous roulons sur des routes parsemées de trous et d’embûches, une avalanche de camions gigantesques nous dépassant à toute allure, nous frôlant de trop près, se rabattant tout de suite, et aspergeant notre pare-brise de ce mélange de boue et de sel noirâtre que nous subissons depuis bientôt 1 500 kilomètres… La circulation devient de plus en plus dense. Surtout des camions roulant le plus souvent à cent à l’heure. Je serre les fesses, j’écarquille les yeux, je me cramponne au volant, je guette les rétroviseurs en permanence, prêt, à chaque instant, à me déporter à droite dans la bande enneigée qui me permettrait de fuir le danger.
Si seulement on pouvait faire confiance aux chauffeurs des camions en se disant: «Ce sont des pros, ils savent ce qu’ils font.» Preuve du contraire est donnée par un camion chargé de voitures qui a franchi à toute vitesse la barrière de neige damée érigée par les chasse-neiges, pour aller s’enliser de toute sa longueur dans la neige haute… Je me méfie donc de tout mastodonte qui s’approche et je le garde à l’œil! On m’a traité de vieux fou parce que je traversais la Sibérie en plein hiver. À présent, je regrette cette longue et belle étape sibérienne, où je maîtrisais toutes les données, sauf la température. Ici, je suis exposé à une diarrhée de camions en délire. Un dicton russe: «La Russie ne connaît que deux problèmes: les routes et les fous.» En ce moment je suis confronté aux deux!
Pour aller à la dernière étape, cliquer ici: de l’Oural à Schengen