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« Mini » termine sa tournée de plus de 17 500 kilomètres (en plusieurs voyages) autour des mini-États. Elle termine là d’où elle était partie, sa patrie, le Luxembourg. Comme moi, elle est venue des Pays-Bas. Elle, il y a trois ans. En l’espace de quelques jours, elle a reçu sa plaque : (L) EU1946 pour devenir luxembourgeoise. Moi-même, arrivé en 1982, je suis également « immatriculé » luxembourgeois, puisque j’en ai acquis la nationalité l’an dernier.
Noms officiels : Groussherzogtum Lëtzebuerg • Grand-Duché de Luxembourg • Großherzogtum Luxemburg / Superficie : 2586 km2 / Point culminant : Wilwerdange (560 m) / Point le plus bas : Wasserbillig (130 m) / Population : 563 000 (dont 305 000 Luxembourgeois) / Densité de population: 218 personnes/km2 / Langues : luxembourgeois, français, allemand / Monnaie : euro
J’essaie de dire une chose en luxembourgeois. Mon ami ‘Nëckel’ m’adresse un sourire indulgent, qui veut clairement dire : « T’es gentil d’avoir essayé, mais il vaut mieux qu’on poursuive en français. » Nous poursuivons donc en français, tout en faisant un tour de la « Minett » en « Mini », ces Terres Rouges où Nic est né il y a 69 ans. Il m’emmène dans la terre des jeux de son enfance, la terre de ses ancêtres, là où son père a travaillé, dans la sidérurgie de l’Arbed, à la grande époque des années cinquante, là où ses grands-pères sont morts dans les mines, comme 1 500 autres, ainsi qu’en atteste le monument des mineurs à la « Léiffrächen » à Kayl.
Il m’explique qu’on ne peut pas comprendre le Luxembourg, son pays, notre pays, si on ne comprend pas le bouleversement causé par l’arrivée de l’activité minière et de la sidérurgie… et leur disparition. Comment, à la fin du 19ème siècle, cette pauvre région agricole, devint, par la découverte du procédé Thomas, un gigantesque producteur d’acier, parmi les meilleurs et les plus grands au monde !
Terre d’accueil. Cette nouvelle industrie, qui attira des travailleurs des pauvres terres agricoles du nord du pays, l’ « Éislek » avec ses châteaux pittoresques, vers le « Gutland », là où il faisait bon vivre parce qu’il y avait du travail. Suivirent des immigrés, Français de l’autre côté de la frontière – les « Heckefranzousen », puis Belges, Allemands, Italiens…
À Dudelange, on contemple le mémorial « Porte d’Italie » de l’artiste Yvette Gastauer-Claire. Il évoque cette longue file de pauvres travailleurs et leurs familles, arrivant avec juste une valise pour trouver ici un avenir meilleur. Un personnage, bras ouverts, les accueille. Car dès 1900, le Luxembourg s’ouvre à ceux venus d’ailleurs qui trouvaient ici un nouveau « chez eux ». Deux inscriptions au bas du mémorial, l’une en italien : « Ero straniero, e mi avete accolto », l’autre en luxembourgeois : «Ech war friem, an dir hutt mech opgeholl » – « J’étais étranger, et tu m’as accueilli. »
Terre agricole. Un autre ami luxembourgeois, Marc, évoque le passé paysan. Il me raconte cette autre histoire luxembourgeoise, séculaire, enracinée sur les coteaux qui bordent la Moselle. Des vignes, plantées ici pour la première fois par les Celtes, les Gaulois et les Romains. Tradition viticole que le Luxembourg partage avec d’autres mini-États : le Liechtenstein, Saint-Marin et Malte. Il me raconte la famine du début du 19ème siècle, l’exode des pauvres paysans luxembourgeois vers cet outre-mer qui leur promettait un avenir meilleur : États-Unis, Brésil… Avant de devenir terre d’accueil, le Luxembourg était terre d’exil ! Curieusement, l’essor de la sidérurgie ne mit pas fin à l’agriculture, bien au contraire ! Un sous-produit du procédé Thomas étaient des phosphates, qui allaient servir d’engrais et faire faire un bond en avant à l’agriculture luxembourgeoise… stoppant net l’exode vers le Nouveau Monde. Pendant que nous roulons en « Mini » sur les petites routes de l’Ouest et du Nord, nous observons des vaches, des champs de maïs et d’énormes moissonneuses qui, dans un nuage de poussière, crachent leurs rouleaux de paille. Car il y a encore une agriculture dans notre pays. Nous tentons de photographier les vieux corps de ferme, ces larges bâtisses avec leurs granges spacieuses. Pourtant, de nos jours, la plupart sont peintes en couleurs pastel et devenues résidences de personnes travaillant en ville.
Le centre de l’Europe. Une semaine plus tard, je m’entretiens avec Guy, autre enfant du pays. Il évoque les « colonies », ces quartiers d’habitation pour ceux qui travaillaient dans les mines et les aciéries, et qui, comme pour les fermes, se sont parées de couleurs multiples, signe que les habitants ne sont plus ceux pour qui ces maisons furent construites il y a un siècle. Incollable sur l’histoire luxembourgeoise, Guy évoque ses quatre ères : agricole, militaire, industrielle et administrative. Car avec le déclin de l’activité minière et de la sidérurgie, une nouvelle économie est née avec les services, notamment dans le secteur bancaire. Ainsi que son importance politique, dont le rôle central qu’a joué le Luxembourg dans la construction européenne. Après avoir été espagnole, française, autrichienne, française encore et un peu néerlandaise, ce petit pays obtint son indépendance en 1839. Indépendance écrasée par les bottes allemandes en 1914 et en 1940. C’est dire que le pays était prédestiné à devenir le centre de l’Europe ! Tout le monde a entendu parler de « Schengen », même si peu d’Européens sont capables d’en situer l’endroit. Je trace des cercles sur une carte. Dans un rayon de 400 kilomètres autour de Luxembourg-Ville se trouvent Amsterdam, Bruxelles, Bonn et Paris, cinq des six capitales de la CECA des années 1950, le noyau fondateur de l’Union Européenne. De nos jours, 25 pays sur les 28 de l’UE se trouvent à 2000 km ou moins de l’Alzette.
Kirchberg. Je conduis la petite « Mini » vers le Kirchberg, en réfléchissant sur les liens qui m’unissent à ce pays où je ne suis pas né. C’était dans les années 1950. Venant de Hollande, en route pour la France de nos vacances familiales, nous faisions une halte à Luxembourg. Dans la Grand’Rue de la capitale, un magasin d’articles de luxe, tenu par un ami de mon père, Alfred Oppenheimer. Je vois encore ce petit homme, entourant de son bras les larges épaules de mon père, le présentant à son personnel : « Voici l’homme qui m’a sauvé la vie ! » Dix ans auparavant, en effet, lors des terribles marches de la mort, papa n’a pas laissé tomber, au propre comme au figuré, son camarade d’Auschwitz. Dix ans plus tard, en 1962 – j’avais alors 15 ans – j’effectuais mon premier grand voyage, en vélomoteur, solo, du midi de la France où je vivais, vers le village aux Pays-Bas où j’étais né. Au retour, naufrage dans les Ardennes belges avec une boîte à vitesses cassée. Retour en Hollande par le train, de Sedan à Hilversum, via Luxembourg-Ville. Une nuit d’attente dans la gare luxembourgeoise, où j’étais le témoin choqué d’un Nord-Africain qui se faisait tabasser par deux flics luxembourgeois. Terre d’accueil ? Qui aurait pu deviner alors que ce petit bout de terre allait devenir mon pays, mon « Heemecht » ? Je roule vers le Kirchberg à présent, ce nouveau quartier avec ses banques, son cinéma, sa Philharmonie, son centre commercial et ses institutions européennes. Et son École européenne, où j’ai travaillé de 1982 à 2010. Ce dernier mini-État est devenu mon pays, que j’aime, même s’il est impossible de devenir Luxembourgeois à 100% quand on n’est pas de souche. On se heurte à cette mentalité renfermée des vrais Luxembourgeois qui se retranchent derrière leur langue et la célèbre devise – difficile de trouver plus conservateur : « Mir wëlle bleiwe wat mir sinn. » Et pourtant, comme les immigrés italiens de Dudelange, ce pays m’a accueilli, comme il a accueilli 46% de sa population, venant de 170 pays étrangers, fait unique au monde. Avec « Mini », je termine mon voyage des mini-États en faisant le tour du Kirchberg, symbole de ce cosmopolitisme luxembourgeois, et ne peux m’empêcher de penser : « Jo, mir wëlle bleiwe ! Oui, nous voulons rester ! »