Le plus grand lac du Monde
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Une semaine avant le départ pour le Baïkal, le doute m’envahit… Affronter le lac Baïkal en 4CV et en hiver, quelle folie! Mais qu’est-ce qui m’a donc pris? Pour ceux qui n’ont pas une idée de l’étendue du lac, je l’ai superposé sur une carte de France.
En plus, en ce moment, la météo sibérienne est très étrange… Par rapport à celle des années 2003-2007, la température est d’environ 15°C au-dessus de la normale. Mes amis sibériens m’assurent pourtant que la glace est bonne. Mais pour combien de temps encore?
Le samedi 15 mars 2008, nous sommes quatre à l’aéroport de Luxembourg… Nous, c’est mon ami luxembourgeois Nic Reyter, la belge (et blonde!) Marie-Jeanne Hoebeke, ma femme Marie-Xavier et moi-même. À l’enregistrement, nous avons 50 kg d’excédent de bagages (les quatre pneus cloutés et les pièces de rechange pour le train avant de «La Petite»!). L’hôtesse me fait cadeau de la moitié, mais je dois quand même payer un supplément de 500 euros… Aïe! Ça fait mal! Nous transitons par Zurich et arrivons à Moscou en fin d’après-midi. Récupération des bagages, et transit vers le vol avec Siberian Airlines, dont l’employée très souriante constate qu’on a 26 kg de plus qu’indiqué sur le voucher luxembourgeois. Ça ne pardonne pas: il faut payer encore quelque 150 euros!
Après un vol de nuit sans encombres nous arrivons sur le désormais familier aéroport d’Irkoutsk le matin du dimanche 16 mars. Le hall d’arrivée est encore l’ancienne grange soviétique avec une sorte de carrousel archaïque pour la réception des bagages. On récupère nos dix pièces et 131 kg de bagages. La fidèle copine Irina est là, accompagné de Kyril, un caméraman qui nous accompagnera sur le lac. Le temps est froid et ensoleillé: sibérien! Un minibus nous emmène à Ulan-Ude. La traversée des monts Khamar-Daban enneigés, juste au sud du lac Baïkal, se fait sous un soleil magnifique. Quelle différence avec l’été dernier, quand j’y rencontrais, sous la pluie et la grisaille, Élisabeth Pette et Fabien Hamm à bord de la «Vieille Dame» sur leur longue route de Pékin à Paris! Juste avant Kultuk, le lac apparaît dans toute sa splendeur, dans toute sa blancheur et toute son étendue: une plaine immaculée jusqu’à l’horizon. La route est longue et fatiguante et nous sommes crevés lorsque nous arrivons chez Igor et Svetlana, à Ulan-Ude. Je retrouve avec plaisir mon compagnon de voyage. On déballe nos cadeaux, on dîne copieusement et on se couche. Demain sera un autre jour…
Après une nuit agitée, pendant laquelle je fais des cauchemars et soupire, tellement j’angoisse de retrouver «La Petite» dans un mauvais état, Igor, Kyril et moi nous rendons au petit abri de chantier dans lequel la 4CV a dormi pendant près de huit mois, dans des températures qui sont descendues à -40°C! Aujourd’hui, la températuire est plus clémente: -20°C… Nous sommes accueillis par le patron des lieux, Vassili, qui ouvre l’énorme cadenas. On doit dégager un peu de neige et c’est à grand peine qu’on arrive à ouvrir les deux battants. Je retrouve ma «Petite» sous son pijama argenté, exactement comme je l’avais laissé en août. On la descend de ses cales, on la pousse dehors. Kyril, que j’ai engagé pour cela, filme la scène. On branche l’accu. Je fais quelques tours de manivelle pour voir si rien n’est grippé. Tout semble tourner rond. Je m’installe au volant. Avec mon gros anorak et mes énormes chaussures fourrées, tout semble encore plus petit qu’avant! Starter. Contact. Je respire un bon coup et fais tourner le démarreur. Le temps que la pompe à essence emmène du jus vers le carbu, un toussotement, deux départs ratés, quelques ploufs, et la voilà qui tourne! Le ronflement devient régulier, familier. Je descends de voiture et embrasse une des fesses de «La Petite»… Je l’aime! Des ouvriers ont accouru. On l’admire. On discute. On pose les question habituelles… Et on nous souhaite «Shasliva pouty!» («Bonne route!»)
Pour des raisons de sécurité, un minibus Toyota 4×4 accompagnera la «Petite». Présentation des huit participants au «Raid du Baïkal», quatre Sibériens et quatre Européens, de g.à dr.: Kyril Ivanov (caméraman), Nic Reyter, Marie-Jeanne Hoebeke, Steven Weinberg, Marie-Xavier Lassauzet, Mikhaïl «Micha» Ivanov (chauffeur du minibus et pisteur sur le lac), Igor Mikhailovitch Zadevalov (mon compagnon de l’été dernier), Svetlana «Sveta» Zadevalova (femme d’Igor).
Lundi 17 mars 2008, matin
Pendant une journée entière, un couple de mécaniciens, Slava et Alyosha, s’occupe amoureusement du train avant qui a tellement souffert l’été dernier. La traverse semble en bon état: on décide la laisser en place. Mais on change tout le reste: les fusées, les bielles de direction, les roulements, les triangles, les ressorts, les amortisseurs… Pendant ce temps-là, d’autres mécaniciens s’occupent de mettre les pneus cloutés fabriqués sur mesure par Michelin sur les jantes. À la fin d’une journée de travail de deux ouvriers, j’en ai pour 3000 roubles (80 euros). C’est nettement plus raisonnable que le transport des pièces!
Lundi 17 mars 2008, fin d’après-midi
Voilà le train avant remis à neuf: la «Petite» s’est refaite une beauté!
Mardi 18 mars 2008, midi
On a pris la route! Au village de Baturino, nous nous arrêtons pour visiter l’église Saint Georges et le monastère Sretenskyi. La Supérieure, l’extraodinaire Mère Arsenya, nous explique l’histoire de l’église. Construite en bois en 1777, ce fut le premier bâtiment de Baturino. En 1836, l’église en pierre actuelle remplaça l’ancienne. Durant l’époque staliniste, lorsque la seule religion autorisée était le Communisme, l’église Saint-Georges devint tour à tour: école, foyer communal, puis étable… Mais avec la Perestroïka, l’église orthodoxe connût une deuxième jeunesse. La religion, que l’on pratiquait en cachette dans l’intimité des foyers, reprit ses droits. L’église Saint-Georges, dans un état de délabrement total, fut entièrement rénovée pour reprendre ses services en 2000.
Mardi 18 mars 2008, après-midi
À une centaine de kilomètres d’Ulan-Ude, je sens une vibration passagère, accompagnée d’un bruit étrange, à peine perceptible dans le ronflement du moteur. Sur le demi-train avant droit, nous constatons un jeu tout à fait anormal, d’autant plus qu’il est neuf, monté il y a un jour à peine! Discussions techniques sur le bord de la route. Sur un chemin forestier enneigé nous essayons, avec les moyens du bord, de démonter le tambour du frein: dans la graisse du moyeu, on a trouvé une quantité impressionnante de limaille. On voit bien que le roulement conique est complètement foutu. Que s’est-il passé? Il faudra le remplacer, et j’en ai en réserve dans ma collection de pièces. Mais impossible de retirer ce foutu tambour, même avec l’extracteur de fortune fabriqué par les mécaniciens de Samara l’été dernier… Impossible aussi, de continuer la route avec une roue qui se balade dans tous les sens.
Mardi 18 mars 2008, soir
On redescend sur le parking. C’est le crépuscule, et le froid devient cinglant. Igor appelle son copain Andreï, qui promet de dépêcher sur place les deux mécaniciens qui se sont occupés du train avant la veille. Je m’étonne: nous sommes à 116 km d’Ulan-Ude! Nous nous installons sur le parking, autour d’un feu de camp. On pique-nique, arrosé de thé et de vodka. L’attente est longue, le froid se fait sentir de plus en plus malgré le feu.
Vers dix heures du soir: voilà nos deux mécanos! Ils se mettent tout de suite au boulot, éclairés par les phares de la Toyota. Slava réussit, avec un petit tournevis, à faire passer un à un les rouleaux du roulement de l’autre côté du tambour et à libérer enfin celui-ci. Astucieux! Cela me rassure sur sa compétence, mais pas sur l’état de la «Petite». Il s’agit maintenant de dégager l’autre moitié du roulement, coincé sur l’arbre de roue. Ils décident de démonter tout le demi-train et de continuer son démontage dans un petit abri derrière le café (dont les propriétaires sont partis à la tombée de la nuit) et qui est équipé d’un poêle à bois. Igor fait un feu, il y fait tiède. Slava et Alyosha emploient tous les moyens, y compris les peu délicats… En vain. Finalement, ils déclarent forfait et décident d’emmener la pièce à quelques kilomètres de là, où il y a un site des Ponts et Chaussées et de démanteler l’axe là-bas, où ils ont certainement les outils appropriés. Il est presque minuit. Igor et moi décidons de rester sur place, on expédie les autres, à bord de la Toyota, direction Ust Barguzin, pour qu’ils puissent dormir dans un lit. Je me retrouve seul avec Igor dans le petit abri métallique. Le feu ronronne, mais arrive à peine à maintenir une certaine tiédeur. Dehors, il fait -20 degrés. Nous nous installons sur de petits bancs en bois et nous enroulons dans nos sacs de couchage tout habillés, bonnet sur la tête. Je rumine: ce que j’ai vu n’annonce rien de bon pour la «Petite». Elle est bancale désormais… Arriveront-ils à remettre tout ça en état? J’angoisse et je frissonne, mais finis tout de même par sombrer dans un léger sommeil agité…
Mercredi 19 mars 2008, matin
Une heure du matin. Un bruit de moteur dehors, des phares qui éclairent la fenêtre de notre baraque de chantier. Igor et moi nous réveillons en sursaut. Deux types font irruption. Ce sont nos mécaniciens, avec le demi-train avant. Ce qui restait du roulement est enlevé et montre rien de réjouissant: le roulement à grippé et a sérieusement endommagé l’axe de roue, fortement rainuré. Inutilisable! (les deux demi-trains de roue avant flambants neufs m’ont coûté une petite fortune il y a quelques mois à peine…) Slava nous annonce qu’ils retourneront à Ulan-Ude, pour récupérer l’ancien train avant et l’ancien roulement conique, pour voir ce qu’ils pourront en faire… Ils reviendront plus tard. On n’a qu’à patienter… Je me rendors.
La porte de la cabane s’ouvre d’un coup. Il s’agit à nouveau de nos deux mécanos. Dehors, c’est l’aurore… Ils ressortent. Il n’est que six heures et demie du matin… Igor m’explique. Cette nuit, ils sont repartis pour Ulan-Ude, à près de cent vingt kilomètres d’ici, ont réveillé le copain d’Igor dans le garage duquel on avait entreposé les vieilles pièces de la voiture, sont allé les récupérer dans la nuit, et ont remonté entièrement l’ancien demi-train avant, pour reprendre aussitôt la route et nous rejoindre aux aurores. Sans dormir! Sur la table, un pain, du salami et un grand pot de confiture rempli de thé chaud. Ils ont même pensé à nous! Comme service après-vente, on ne fait pas mieux… Quelle gentillesse, quel dévouement!
Mercredi 19 mars 2008, matin
Reste une question: pourquoi le roulement n’a-t-il pas tenu le coup? Mystère pour eux: ils en ont souvent monté d’autres comme ça, sans problème. La qualité du roulement lui-même, peut-être? La notion «Made in India» sur l’emballage me laisse un peu dubitatif. À neuf heures du matin, la «Petite» est déjà prête. Ils ne veulent pas être payés, n’acceptent même pas le pourboire en dollars que je veux leur donner. Simplement incroyable! Ils gagnent environ 15 000 roubles (400 euros) par mois… Par contre, ils tiennent absolument à nous accompagner sur les premiers kilomètres, histoire de s’assurer que tout marche comme il faut. À moins vingt degrés, la «Petite» a du mal à fonctionner. Le démarrage ne pose pas problème. Mais c’est en toussotant et cahotant qu’on reprend la route et il lui faut une dizaine de kilomètres au moteur avant de devenir tiède, malgré les prises d’air et les fentes d’aération bouchées avec du carton et de la bande adhésive, et marcher correctement sur ses quatre cylindres. Slava est monté avec moi et est excité comme un enfant de faire un bout de chemin en 4CV. Au bout de vingt kilomètres, on teste le train avant. Il chauffe! On démonte une fois de plus, pour desserrer d’un petit cran l’écrou qui comprime les roulements coniques. Voilà, la roue tourne librement maintenant! Pour eux, ce n’est pas assez serré… Trop délicate, la mécanique française, pour des mécanos russes, habitués à un matériel plus rustre? Ont-ils commis la même erreur avant-hier? Ou est-ce le roulement «Made in India» qui est le coupable? On fait nos adieux: deux mécanos russes crevés, Igor et moi pareils, nous nous étreignons sur une route de campagne sibérienne, avec les sapins et la neige pour uniques témoins.
Mercredi 19 mars 2008, midi
La route d’Ust Barguzin est mauvaise, parfois très mauvaise… Il y a même encore un poteau en «verst» de l’époque impériale! Partout des travaux routiers: d’ici quelques années, on pourra relier Ulan-Ude à Ust Barguzin en deux heures. On n’en est pas encore là, loin s’en faut, et c’est en cahotant et en faisant quelques dérapages contrôlés sur le verglas que nous finissons par atteindre Ust Barguzin. À l’entrée de la ville, Micha et Sveta nous attendent dans la Toyota. Embrassades, tout le monde est heureux que l’aventure continue. Peu après, on retrouve Marie-Xavier, Marie-Jeanne et Nic: la bande est enfin réunie à nouveau.
Mercredi 19 mars 2008, après-midi
Rendez-vous chez un mécanicien, pour vérification de tout le train roulant, avant d’aller sur le lac. Tout semble plus ou moins en ordre, sauf le jeu de la roue arrière droite. Les roulements à aiguilles du cardan sont un peu usés. La cause? Le joint entre boîte et cardan fuit, de l’huile est venu diluer la graisse qui normalement lubrifie ces roulements. Pas d’inquiétude, ça tiendra encore, mais à réparer impérativement cet été avant le Gobi!
Mercredi 19 mars 2008, soir
Nous faisons une petite virée sur le fleuve Barguzin, parmi les bateaux de pêche figés dans la glace, jusqu’à son embouchure et nous tâtons pour la première fois à la glace du Baïkal. Elle tient! La soirée se termine autour de la table de cuisine d’Eva, notre hôtesse, le repas copieux suivi de plusieurs tournées de vodka. On s’endort crevés mais excités: demain ce sera le début de la grande aventure baïkalienne!
Jeudi 20 mars 2008, matin
Branle-bas de combat. On charge les bagages. Sur le toit de la «Petite» non pas les deux caisses rouges qui reprendront leur service l’été prochain, mais une énorme chambre à air de camion, qui servira de flotteur si jamais nous devions tomber dans un trou. Après tout, la profondeur moyenne du lac est de mille mètres! Le temps de sortir d’une voiture qui coule… En supposant déjà que l’on puisse sortir! On y rajoute des planches, des pics pour casser les barrières de glace, une pelle pour enlever la neige, et un jerrycan avec 20 l d’essence: d’ici Severobaïkalsk il n’y aura plus de station service. Et c’est reparti sur le Barguzin, lisse, suivi d’un demi kilomètre de neige glacée cahoteuse, puis c’est le miroir de la baie de Barguzin, avec en arrière-plan les montagnes du cap Svyatoy Nos (le Nez Sacré) qui se perdent dans le plafond bas de nuages gris.
Jeudi 20 mars 2008, matin
Tout roule à merveille, je suis la Toyota qui à son tour suit le chemin tracé par des centaines de véhicules et qui est clairement visible sur la glace. Facile! Nous faisons une petite halte quand la «Petite» arrive à ses 12 000 km depuis Paris. Notre témoin, cette fois-ci, est Micha Ivavov, 27 ans, le chauffeur du minibus, un homme toujours aimable et d’un calme olympien, qui se révèlera un guide parfait sur le lac: sans lui, le périple aurait été impossible!
Jeudi 20 mars 2008, midi
Nous arrivons en face de la baie, dans un petit hameau appelé Kultuk. De là, on emprunte une petite route de forêt qui nous mènera jusqu’à l’autre côté de l’isthme sableux qui relie Svyatoy Nos à la terre ferme. À mi-chemin, un des nombreux «burkhan» de Bouriatie, un endroit où les voyageurs font des offrandes aux dieux, pour implorer leur protection: pièces de monnaie, cigarettes, vodka, allumettes… À Kurbulik, on reprend la glace de la baie de Khivirkuisk qui s’ouvre vers le nord sur le lac lui-même.
Jeudi 20 mars 2008, début d’après-midi
Nous arrivons à un village de pêcheurs sur la glace. Un ensemble de yourtes, avec des vieilles Lada et des Mitsubishi rutilantes. Il y a même un groupe électrogène. Ici se sont installés pour la saison un groupe de pêcheurs, Bouriates pour la plupart, mais aussi quelques Russes. Chacun fore un ou deux trous dans la glace et agite des petits bâtons au bout desquels se trouvent quelques mètres de ligne et un hameçon, appâté avec des gammaridés.
Jeudi 20 mars 2008, après-midi
Nous reprenons la route. Au bout de quelques kilomètres, la glace change totalement d’aspect. Car le Baïkal n’est pas une sorte de patinoire géante, nous allons le découvrir dans les jours qui viennent! À l’endroit où sommes, les tempêtes d’hiver ont cassé la glace naissante à plusieurs reprises. La surface est un aggloméré de morceaux de glace allant de la taille d’une tuile à celle d’un camion. Le chemin n’est plus tracé: il faut le chercher à tâtons. La présence de Micha et sa Toyota est indispensable. Incroyable comment il arrive, en louvoyant parmi les débris, à trouver un chemin! Par ce temps gris, tout paraît uniforme et j’ai du mal à voir le relief. La «Petite» ne cesse de cahoter de gauche à droite et de dodeliner d’avant en arrière.
Jeudi 20 mars 2008, après-midi
Les suspensions sont, une fois de plus, mises à rude épreuve. Impossible aussi d’éviter, de temps à autre, de véritables coups de butoir. À Paris, Jean-Jacques de la revue «Gazoline» m’avait pourtant averti: «N’essaye même pas de monter sur un trottoir, ça pourrait être la fin du train avant et de ton voyage!» Il frémirait s’il voyait ce que je fais endurer à la voiture, mais il n’y a plus de chemin de retour maintenant, il faut avancer. Nous avons dit «A» (pour Aventure), nous entamons logiquement le «B» (pour Baïkal)…
Jeudi 20 mars 2008, après-midi
Après une dizaine de kilomètres qui sont un véritable calvaire pour la voiture et son équipage (on se relaie à côté de moi: Igor, Nic, Marie-Jeanne, Marie-Xavier), la glace redevient plus lisse, mais est, cette fois-ci, recouverte d’une épaisse couche de neige. Une «route» de neige damée est tracée au milieu, qui serpente, sans logique apparente, pour éviter des obstacles invisibles. De toute façon, même en suivant Micha qui avance de plus en plus vite (on atteint les 40 km/h, parfois même 50 ou 60 km/h!), il est bigrement difficile, sous cette lumière blafarde, de voir exactement où est le chemin. À un moment donné, je suis des traces de pneu qui se terminent dans la neige profonde. La «Petite» s’arrête en douceur, la neige jusqu’à mi-roues et jusqu’aux portières. Temps de sortir la pelle et la grosse lanière pour la tirer de là avec la Toyota. Kyril a de l’action à filmer!
Jeudi 20 mars 2008, fin d’après-midi
Et l’on continue. Partout, cette blancheur uniforme. Ce n’est pas la Croisière Jaune, ni la Croisière Noire Citroën, nous inaugurons la Croisière Blanche Renault! Le chemin n’est plus trop mauvais désormais et nous avançons relativement bien, loin de la côte, presque au milieu du lac. Nous dépassons le hameau de Davsha, invisible à notre droite.
Jeudi 20 mars 2008, fin d’après-midi
Le ciel se dégage un peu, une belle lumière enflamme la chaîne des montagnes de Barguzin. Il est temps de rejoindre la côte au niveau du cap Kabanyi, où nous passerons la nuit. Mais plusieurs cassures dans la glace, parallèles à la côte, nous barrent le passage. Il s’agit de véritables barrières faites d’amoncellements de blocs de glace, parfois hautes de deux mètres. Pas de route ici. Micha trace un chemin dans la neige vierge. Il cherche. Revient parfois. Et finit chaque fois par trouver un passage. De temps à autre, il faut sortir les pics pour casser la glace. Avec ses 15 cm de garde au sol, la «Petite» ne passe pas forcément là où la 4×4 Toyota n’a aucun mal. Le soleil touche l’horizon et la côte est encore loin…
Jeudi 20 mars 2008, soir
Micha nous abandonne, Marie-Xavier et moi, et fonce. Il est impératif de trouver le bon chemin avant la nuit. Nous n’avons qu’à suivre ses traces, bien visibles dans la neige. Celle-ci a fini par pénétrer dans la gaine du câble d’accélérateur et est devenu de l’eau qui gèle. L’accélérateur reste bloqué pleins gaz, ce qui rend la conduite, déjà pas facile, carrément infernale… À deux reprises, je m’enlise dans la neige. On sort la pelle et on dégage. La côte est de plus en plus proche. C’est à la lumière des phares que nous faisons le dernier kilomètre. Sur la rive, les autres nous attendent. Igor me serre dans ses bras en me disant «Maladietz!» («Bon boulot!») Dans la lumière bleutée de la pleine lune, nous découvrons une sorte de chalet. Le gardien est bouriate. Déjà, Svetlana, aidé du gardien, prépare une soupe à base de pommes de terre, d’oignons et des omouls achetés ce matin. Nous nous jetons sur cette «bouillabaisse bouriate» délicieuse, suivie de plusieurs tournées de vodka. La journée a été longue, fatigante, mais combien excitante! Le lac Baïkal en 4CV est passé du rêve à la réalité! C’est sans doute avec un grand sourire aux lèvres que je m’endors. Dehors, la «Petite» doit grelotter sur la glace. La température descendra à moins vingt cette nuit…
Vendredi 21 mars 2008 , matin
Après une bonne nuit et un bon petit déjeuner, nous sommes prêts à affronter la deuxième étape baïkalesque. Mais la «Petite», glacée, refuse de démarrer. La cause est vite trouvée: câble d’accélérateur bloquée en position de ralenti. Que faire? Micha me gratifie d’un de ses magnifiques sourires et plonge dans sa Toyota. Il en ressort avec un chalumeau à butane… Je lui demande: «Tu ne vas pas mettre le feu à ma bagnole?» Il me rassure. Après avoir prudemment chauffé le câble et la gaine, il me fait signe d’essayer et en effet: je peux accélérer de nouveau et la «Petite» démarre en ronflant! Il faut dégivrer les vitres également. Depuis avant-hier, on se sert copieusement du sèche-cheveux 12V que j’ai acheté exprès dans ce but. Ça marche à merveille! On embarque et l’on s’éloigne de la côte en suivant les traces d’hier. Mais quand celles-ci tournent à gauche (vers le sud), il nous faut tracer un nouveau chemin vers le nord. Micha déploie tous ces talents de pisteur. Nous rencontrons de plus en plus de barrières de glace et c’est avec les pics à glace et la pelle que nous devons parfois nous frayer un passage.
Vendredi 21 mars 2008, matin
Nous revoilà enfin sur une espèce d’ «autoroute» sud-nord sur laquelle nous pouvons foncer. Foncer est tout à fait relatif d’ailleurs, car les traces des automobilistes qui nous ont précédé avec leurs gros véhicules 4×4 sont des rails avec un écartement trop grand pour les roues de la «Petite» et surtout la neige entre ces rails monte souvent plus haut que notre pauvre garde au sol d’à peine 15 centimètres… Je tente donc de rouler avec un côté dans un rail, et l’autre côté sur l’espace entre les rails, aplani par les ventres des voitures qui y ont raclé la neige. L’exercice est périlleux et à maintes reprises je dois forcer la «Petite» à travers de la neige plus profonde. Dessous, la 4CV doit être propre comme au premier jour, récurée à la neige! Cela a des conséquences: le câble d’accélérateur bloque de plus en plus souvent et chaque fois Micha plonge sous la voiture avec son chalumeau. Le pot d’échappement n’échappe pas aux passages forcés dans la neige profonde et son attache finit par s’arracher. On la raccroche provisoirement avec du fil de fer.
Vendredi 21 mars 2008, midi
Igor a une idée de génie: on enlève notre bouée de sauvetage du toit de la «Petite» et on la tracte à 40 km/h avec Igor qui s’est installé dessus, poussant des cris de joie comme un Apache.
Vendredi 21 mars 2008, midi
Au bout de cinq kilomètres, on arrête le manège, Igor étant recouvert d’une croûte de neige soulevée par la 4CV. Mais on a eu notre fou rire de la journée!
Avec tout ça, nous ne remontons pas seulement vers le nord, mais en même temps nous traversons le lac d’est en ouest. La rive occidentale est de plus en plus proche.
Vendredi 21 mars 2008, après-midi
Le temps, qui était clair au matin, s’assombrit de nouveau. La glace change tout le temps. Recouverte d’une bonne couche de neige sur la plus grande partie du trajet, elle est propre maintenant. Ce qui ne veut pas forcément dire: lisse! À un moment donné, notre «route» passe par des pavés de glace qui rappellent les chaussées infernales du Paris-Roubaix. Et puis, soudain, la glace est un miroir parfait d’un vert profond avec mille petites cassures et failles dans tous les sens, allant du noir au blanc.
Vendredi 21 mars 2008, après-midi
Des tableaux abstraits sous les roues de nos voitures, d’une transparence telle qu’on a peur de marcher dessus!
Pourtant, l’épaisseur y est d’un bon mètre et à l’approche de la côte nous croisons un camion chargé de sable, puis un panneau indiquant que la route est ouverte aux véhicules allant jusqu’à vingt tonnes. Il y a donc de la marge!
Vendredi 21 mars 2008, fin d’après-midi et soir
Nous atteignons la petite ville de Baïkalskoye, avec ses bateaux de pêche prises dans la glace ou au sec. On se félicite: les près de 300 kilomètres sur le lac ont été un franc succès, malgré les nombreuses difficultés rencontrées en cours de route. D’ici, une route normale nous mènera à Severobaïkalsk, 42 km au nord. On fait des courses dans une épicerie. Des jeunes en moto avec side-car (une caisse en bois sur roue) nous accompagnent pendant quelques kilomètres en gesticulant. Le ciel s’assombrit de plus en plus et c’est sous la neige que nous atteignons le «burkhan» de Slioudianka. À l’entrée de Severobaïkalsk, un agent de la DPS pointe son bâton zébré sur la «Petite». J’obtempère et me range sur le bas-côté de la route. Il porte une toque de fourrure verte et me demande mes «dokjoumentj». J’ai le cœur qui bat, parce que dans la précipitation du départ de Luxembourg, j’ai oublié mon permis de conduire! Je n’ai que le permis international sur moi, et en principe celui-ci n’est valable qu’avec le permis national. Mais cela se passe comme prévu: il n’y voit que du feu et de toute façon, c’est la voiture qui l’intéresse. Grands sourires du flic et de son acolyte, on nous souhaite «Shasliva pouty» et on peut poursuivre notre route. Nous arrivons chez Katya et Tolya, nos amis d’il y a cinq ans. C’est eux qui hébergeront les quatre Européens et Kyril ; le trio d’Ulan-Ude dormira chez des amis d’Igor. Katya est prof d’anglais et avec elle la communication est donc facile. Tolya ne parle que russe. C’est un géant musclé, dont les yeux d’enfant sont deux éclats d’aiguemarine et le sourire dévastateur. Il me serre contre son immense poitrine comme si j’étais l’enfant prodigue. Après un bon «banya» (sauna russe), c’est le dîner, les discussions animées entre amis, avec Katya et Kyril comme interprètes entre Tolya et les Européens. La soirée se termine dans une succession de toasts. Nous nous couchons tard, épuisés par la route, le «banya» et la vodka…
Samedi 22 mars 2008, matin
Repos pour la «Petite», que j’ai laissée chez un copain de Tolya, mécanicien, qui changera le câble de l’accélérateur dont il bourrera la gaine de graisse silicone pour éviter les désagréments de nouveaux blocages, remédiera à la fuite (minime) de liquide de refroidissement, fixera le pot d’échappement, réparera la poignée de porte. Mais pas de repos pour nous: avec la Toyota, nous traversons le lac jusqu’à Khakusy sur la côte Est. La couche de neige est épaisse: pas sûr que la 4CV serait passée…
Samedi 22 mars 2008, midi
À l’embarcadère de Khakusy, surprise: un panneau indicateur avec plusieurs villes du monde et leurs distances respectives. Ainsi, Paris se trouverait à 7650 km, ce qui, à vol d’oiseau me semble possible, mais alors, comment se fait-il que Londres se trouverait à 1100 km de Paris? Un petit chemin mène aux sources chaudes: le lac Baïkal est situé sur un «rift», une cassure de la croûte terrestre, et les phénomènes tectoniques y sont communs.
Dans une clairière, de petites piscines fumantes dans lesquelles se prélassent plusieurs familles Russes et Bouriates. À notre tour, nous nous déshabillons dans une sorte de bâtisse en bois, dont de la vapeur s’échappe par toutes les fentes, qui se concrétionne dans l’air glacé: toute une gangue de stalactites et stalagmites blanches enveloppe ce chalet sibérien. Je rejoins Igor et Micha qui sont assis dans l’eau brûlante sur un banc en bois, l’œil glauque et entourés de volutes de vapeur. L’atmosphère devient vite étouffante et nous nous précipitons dehors. Il faut faire attention de ne pas glisser avec nos pieds nus sur la neige damée. Les bassins de l’extérieur sont un peu moins chauds que celui que nous avons quitté. Il est très agréable de se reposer ainsi, le corps au chaud et la tête dans l’air piquant de froid. Autour de nous, le soleil scintille dans la neige parmi les sapins noirs.
Samedi 22 mars 2008, après-midi
Non loin de Sévérobaïkalsk, nous tombons sur une sorte d’oriflamme fleurie, en hommage à un jeune secouriste qui a trouvé la mort ici au mois de janvier. Ils étaient quatre dans le véhicule, qui voulaient traverser le lac sur une glace pas encore très épaisse. Ils ont essayé, en vain, de «sauter» une faille. Trois occupants de la voiture ont réussi à en sortir à temps. Le quatrième repose, avec l’épave, par 530 mètres de fond. Ce qui prouve, une fois de plus, que le Baïkal n’est pas à prendre à la légère… (d’ailleurs, rien que pendant notre séjour, quatre autres véhicules ont sombré dans le lac)
Samedi 22 mars 2008, fin d’après-midi
Lorsque nous nous approchons de la côte, un vent glacial s’est levé. Des trainées de poudreuse filent à toute vitesse sur la glace noire. Un calme plat a régné depuis que nous avions quitté Ulan-Ude, empêchant toute tentative de faire des photos KAP avec les cerfs-volants. Maintenant on aurait pu, enfin (!), mais sans la «Petite» je suis moins motivé et de toute façon le soleil descend déjà vers l’horizon. Dans une heure, il fera noir: on n’aurait même pas le temps de sortir tout le matériel. Demain, peut-être?
Samedi 22 mars 2008, fin de journée
Par contre, de nouvelles barrières obstruent la route. De multiples diamants de glace scintillent dans la lumière dorée du soleil mourant. Kyril, Nic et moi bravons le vent cinglant qui nous fouette le visage et qui engourdit les doigts, pour fixer sur l’image ce spectacle grandiose. Nous sommes contents de revenir à la maison accueillante de Katya et Tolya, où une table généreuse nous attend. La «Petite», réparée, se trouve déjà dans le garage de Tolya qui raconte, avec un sourire émerveillé, comment il a conduit la vieille voiture à travers la ville, sous le regard ébahi de ses copains!
Lundi 24 mars 2008, matin
Départ après le petit-déjeuner. Katya s’est faite belle et élégante pour se faire emmener à son école par la «Petite». Elle rayonne de plaisir: dans sa petite ville de Severobaïkalsk, la vision de la 4CV constitue un évènement majeur. Et elle sera le sujet des conversations. Héroïne d’un jour dans la salle des profs et aux yeux de ses élèves! Je fais un tour devant le bâtiment de l’école. Puis je descends de voiture et ouvre la portière de ma passagère, qui émerge de la «Petite» telle une impératrice descendant d’un carrosse en or. C’est un vrai plaisir de lire le bonheur enfantin sur son visage! Puis, c’est de nouveau le lac
Au bout d’une vingtaine de kilomètres, nous traversons une zone où le vent a balayé la neige, montrant une glace transparente. Après, c’est la «glace aux crèpes»: pendant les tempêtes hivernales, la glace s’est cassée en mille morceaux qui ont frotté les uns contre les autres jusqu’à devenir des boules flottantes qui ont fini par se faire emprisonner dans la nouvelle glace.
Lundi 24 mars 2008, matin
J’exécute, une fois de plus, un ballet sur glace, qui permet de tester l’incroyable efficacité des pneus cloutés de la «Petite», qui laissent de belles traces en pointillé sur cette glace vierge.
Lundi 24 mars 2008, midi
Je reprends la route avec Nic à bord. Une demi-heure plus loin, une Lada est arrêté au bord de la piste. Trois hommes nous font signe de nous arrêter. Nous nous exécutons. Le trio est en train de casser la croûte. Sur le capot de leur voiture, du pain, du saucisson, des poissons séchés, de l’oignon, et, bien sûr, une bouteille de vodka. Ils nous invitent à partager leur festin. C’est avec plaisir, et malgré le manque de communication verbale, que nous passons un petit moment d’amitié et de fraternité avec ces trois inconnus. C’est surtout ça, le voyage: des rencontres inattendues et chaleureuses.
Lundi 24 mars 2008, début d’après-midi
À peine remis de ces quelques solides rasades de vodka, nous faisons une autre rencontre sur l’immensité du lac: deux petites silhouettes font route vers le nord, à pied, en traînant des luges derrière elles. Nous nous arrêtons une fois de plus, et faisons connaissance de deux jeunes Londoniennes, Felicity Aston et Jenny Pugh. Parties il y a un mois de Kultuk, à l’extrême sud du lac, elles en sont aux trois derniers jours de leur périple de 600 km. En autonomie complète, dormant sous la tente, elles réalisent là un exploit qui éclipse notre simple virée en automobile ancienne! Elles n’en sont pas à leur coup d’essai, d’ailleurs: elles ont déjà fait la traversée du Groenland ensemble… Bien sûr, j’emmène chacune pour un petit tour au bord de la «Petite».
Lundi 24 mars 2008, après-midi
Est-ce leur longue marche qui m’a épuisé, ou est-ce la fatigue cumulée et accentuée par la vodka? Toujours est-il que je fais une petite sieste dans la neige avant de continuer la route.
Lundi 24 mars 2008, fin d’après-midi
C’est en fin de journée que nous approchons du village de Davsha. On nous avait averti que plusieurs crevasses s’étaient récemment formées dans cette région du lac. Micha avance prudemment. Une première crevasse a soulevé la neige. Démonstration spectaculaire de la dynamique de la glace! La deuxième, juste devant Davsha, est bien plus inquiétante! Elle a plusieurs mètres de largeur, mais a gelé de nouveau. La glace nouvelle est-elle assez épaisse pour porter nos véhicules? Micha et Igor partent à pied en éclaireurs, équipés de piques avec lesquels ils testent et sondent la glace. «Ça marchera!» déclare Micha. Il faut juste un peu aplanir le bourrelet de glace qui s’est formé pour que le bas des voitures ne s’y accroche pas. J’ai le cœur qui bat quand Micha engage lentement la Toyota sur la glace nouvelle. Mais le minibus passe sans problèmes et c’est donc confiant que je passe également la brèche dans la barrière.
Lundi 24 mars 2008, soir
C’est sur fond d’un merveilleux soleil couchant dans le désert bleuté du lac que la «Petite» parcourt les derniers kilomètres vers la côte, et c’est dans le noir que nous pénétrons dans le petit village de Davsha. Igor nous trouve une maison pour la nuit, un feu est vite allumé, Sveta prépare un copieux dîner pour un régiment. Une bouteille de vodka est ouverte (je préfère ne pas essayer de compter combien on a pu en boire depuis le début du périple!), les toasts habituels se succèdent à la lumière des bougies. Nous nous installons dans nos sacs de couchage. Le lac a été de toute beauté aujourd’hui, ainsi que les rencontres. Je m’endors heureux.
Mardi 25 mars 2008, matin
À notre réveil, nous découvrons le village de Davsha sous le soleil. Une véritable carte de Noël! Igor et Micha sont partis pêcher. Après leur retour et un bon petit-déjeuner, nous reprenons la route du lac.
Des stalactites décorent les barrières de glace.
Mardi 25 mars 2008, matin
Nous nous attardons un moment à la même faille qu’hier soir. De jour, on en mesure mieux les dimensions. La nouvelle glace s’est couverte de cristaux de glace ressemblant à des plumes qui scintillent dans la lumière du soleil matinal. C’est féerique!
Mardi 25 mars 2008, midi
Je suis le minibus, qui roule à toute allure vers le sud sur une piste bien tracée au milieu de la vaste étendue enneigée, lorsque Micha marque un arrêt soudain. Nous descendons tous de voiture pour contempler une nouvelle faille toute fraîche, dont la largeur varie entre un demi-mètre et un mètre. Infranchissable! Micha part à la recherche d’un autre endroit, où la cassure est moins large. Il la découvre un peu plus loin, la franchit et revient vers nous du côte opposé de la faille. C’est au tour de la «Petite» de la sauter maintenant… La largeur mesure tout de même près de 30 centimètres. Sauter? Oui, littéralement! Micha me donne des instructions. Il se dresse à l’endroit que je dois sauter pour me permettre de mieux me diriger. «Tu fonces, 30 km/h minimum, me dit-il, je m’écarterai au dernier moment.» Je me concentre, ravale ma salive, passe la première, la seconde… Micha se tient droit, imperturbable. Je fonce droit sur lui. Il fait deux pas de côté, façon toréador. Mes mains se crispent sur le volant, je me cramponne pour le choc qui risque d’achever le train avant de la «Petite», qui a déjà tellement souffert. Un léger tremblement, pas plus, et nous voilà de l’autre côté!
Mardi 25 mars 2008, midi
Je ralentis, et reviens vers la «route», là où la faille est nettement plus large. Igor enlève une des planches en bois de la galerie de la «Petite» et la plante dans la mince couche de glace qui s’est formée dans la faille, en plein milieu de la route, pour avertir les automobilistes qui pourraient venir après nous. En voyant cette large cassure et la faible épaisseur de la glace à cet endroit, une idée me vient. En effet, je suis frustré qu’on n’ait pas pu organiser une plongée sous glace aux pieds de la «Petite». À défaut de plonger, me dis-je, on peut toujours faire trempette! Les autres me déclarent fou, mais cela ne fait rien, Igor et Micha préparent déjà le terrain: ils cassent la mince couche de glace qui recouvre partiellement la fente, et mettent un pic à glace en travers pour que je puisse m’agripper quelque part. Un verre de vodka m’attend sur le capot de la «Petite»!
Je ne peux plus faire marche arrière. Je me déshabille dans le minibus, enfile mon maillot de bain et une paire de grosses chaussettes pour marcher dans la neige. Je rejoins la fente au pas de course et me laisse rapidement glisser dans l’eau glaciale et noire qui est à 0°C environ… À vous couper le souffle! Je reste le temps qu’il faut pour que Kyril me filme et que Nic et Marie-Xavier me prennent en photo de tous les côtés, ressors rapidement, engloutis ma vodka et file vers la Toyota. Je viens à peine de me sécher, quand les deux photographes viennent me voir, un peu gênés. Nic: «Il y a eu un petit problème…» Marie-Xavier: «Ton appareil n’a pas marché.» (vérification faite, la carte mémoire était pleine). Donc: pas de photos. On remet les appareils photo en état de marche. Je réenfile mon maillot de bain et une paire de chaussettes sèches (les autres, accrochées à la galerie de la «Petite» sont gelées, raides comme des planches!) et c’est rebelote. Je reste jusqu’à ce que mes pieds commencent à faire mal dans l’eau glaciale. Un rapide rétablissement sur la barre fixe du pic à glace, une deuxième rasade de vodka (bien méritée!) et je peux enfin me rhabiller pour de bon. Par réaction, j’ai le corps en feu: ça fait du bien, un bain de glace!
Mardi 25 mars 2008, après-midi
On poursuit la route. À l’approche de la presqu’île de Svyatoy Nos, la «route» redevient cahoteuse, comme à l’aller. C’est terrible! Plus de dix kilomètres de trous et de bosses, qu’on doit négocier doucement, en première, au pas. On met presque deux heures à passer cette zone…
Mardi 25 mars 2008, fin d’après-midi
La glace redevenue normale, on peut filer à une vitesse acceptable. Les rochers de la côte sont recouverts d’énorme stalactites de glace.
Mardi 25 mars 2008, fin d’après-midi
Un peu plus loin, rencontre sur la glace avec l’une de ces fameuses UAZ, ces camionnettes 4×4 russes hautes sur pattes, capables de passer n’importe où, mille fois mieux adaptés aux conditions que nous rencontrons, que notre minuscule «Petite»!
Mardi 25 mars 200, soir et nuit
Nous arrivons au village de yourtes que nous avions déjà visité il y a une semaine. On est en fin de journée et le ciel est voilé, mais… il y a une toute petite brise! Allez! C’est ma dernière chance pour faire quelques photographies KAP. Je déploie le Fled, avec Igor aux commandes, et nous faisons, dans la lumière mourante, quelques photos de la «Petite» aux abords de ce village éphémère. Quand nous avons fini notre session, la nuit commence à tomber, et il nous reste encore une centaine de kilomètres à faire! Micha mène un train d’enfer sur la glace, à travers la route sinueuse de l’isthme, puis de nouveau sur la glace de la baie de Barguzin. Je m’accroche au volant, les yeux rivés sur les feux arrière de la Toyota au loin et les traces sur la glace dans la lumière jaune de mes phares. C’est infernal, mais la glace est relativement bonne et malgré quelques coups supplémentaires endurés par le train avant, nous avançons bien. C’est en arrivant à l’embouchure du Barguzin que les choses se corsent. La neige gelée cahoteuse de la semaine passée est toujours aussi cahoteuse, mais les températures plus clémentes ont transformé le tout en un immense bourbier. La Toyota 4×4 de Micha a du mal à passer, et s’enlise plusieurs fois. Pourtant, la «Petite» suit vaillamment! Dans la Toyota, lorsque Micha n’arrive plus à s’extirper d’un trou, Marie-Xavier, inquiète, demande à Nic: «C’est bien une 4×4 ?» Nic confirme, et ajoute: «De toutes façons, ici il n’y a que deux types de véhicules qui passent: les 4×4 et les 4CV!» Il a raison. La «Petite» montre le meilleur d’elle-même et arrive à franchir les derniers kilomètres d’enfer sans l’aide de personne. Nous arrivons chez Eva épuisés, mais satisfaits d’une journée riche en évènements. Nous déballons le matériel, dînons et nous couchons, exténués.
Mercredi 26 mars 2008, matin
On se lève dans la bonne humeur: l’expédition Baïkal, dont 600 kilomètres sur la glace, s’est bien terminée, il ne nous reste plus qu’à rentrer sur Ulan-Ude. Marie-Xavier monte avec moi dans la 4CV. La Toyota file bon train sur la mauvaise route. Comme je ne peux plus m’égarer, elle n’a pas besoin de m’attendre. Nous franchissons un petit col, puis nous rejoignons les rives du lac, que nous longeons pendant des dizaines de kilomètres. Vers midi, je tombe sur la Toyota, à l’arrêt à côté d’un petit «burkhan». Igor fait des signes kabalistiques, un doigt en l’air, l’autre pointant vers le lac. Je ne comprends pas tout de suite, mais soudainement tout devient clair: il y a du vent, on peut enfin faire des photos KAP de la «Petite» sur la glace! Nous quittons la route et nous nous engageons une fois de plus sur le Baïkal.
On déballe la caisse, on déploie le Fled. Les conditions sont idéales, même le soleil est au rendez-vous! Un quart d’heure plus tard, nous sommes à pied d’œuvre. La session KAP, qu’on espérait en vain depuis une semaine, peut enfin commencer!
Mercredi 26 mars 2008, midi
Igor se promène, je photographie. De temps à autre, je déplace la voiture pour l’avoir sur des fonds de glace différents. La glace, surface abstraite traversée de craquelures, est un beau sujet.
Mercredi 26 mars 2008, midi
Et nous avons de la chance: il y a des pêcheurs qui ont foré plusieurs trous.
Mercredi 26 mars 2008, après-midi et soir
À un moment donné, le vent est même devenu trop fort pour le Fled. Nous le descendons et continuons avec le Flowform. Kyril s’occupe du Fled à côté de la «Petite». Je fais, en deux heures d’arrêt, une bonne récolte d’images KAP. Loin de là, aux Pays Bas, Peter Bults du KAPshop attendait ces photos avec impatience… Les voilà enfin! Quand on reprend la route, on a pris du retard, mais on est contents d’une bonne chose de faite. Sur une centaine de kilomètres, la route, qui était couverte de neige et déjà assez mauvaise pendant l’aller, s’est transformée en un bourbier parsemé de roches avec d’énormes trous remplis d’eau glauque. Elle est devenue infernale, avec des travaux partout et d’énormes camions qui éclaboussent la «Petite» qui louvoie entre les cratères. Nous déjeunons dans un «Café» le long de la route et poursuivons. Au crépuscule, nous faisons une courte halte sur le parking où la «Petite» a été réparée à l’aller par nos deux vaillants mécanos et Igor et moi remercions le propriétaire de l’abri où nous avons passé la nuit. En une semaine, la température est montée de vingt degrés et tout le parking qui était gelé auparavant s’est transformé en bourbier : nous avons eu énormément de chance de pouvoir traverser le lac aller-retour pendant qu’il gelait encore ! La nuit tombe. C’est dans le noir que nous franchissons les cols qui mènent vers Ulan-Ude, où nous arrivons tard le soir. La «Petite» dormira pour une nuit encore dans le petit garage que Vassili a mis à notre disposition. Demain, nous l’emmènerons vers son abri habituel. La journée a été longue. Je m’effondre. La douche, ce sera pour demain matin.
Jeudi 27 mars 2008, matin
Nous raccompagnons la 4CV à son petit abri métallique pour un autre sommeil de trois mois. Elle a encore beaucoup souffert, la «Petite»… N’ayant pas le temps de la nettoyer, c’est toute sale qu’elle attendra mon retour. Juste avant de la rentrer dans sa prison, Marie-Xavier remarque les coulées de gadoue sous les phares: «Regarde! me dit-elle, la Petite pleure!» Sèche tes larmes, «Petite»… Je reviendrai en juillet, avec de nouvelles pièces encore. On te soignera, on te nettoiera. Et ensemble, nous allons vivre une aventure plus folle encore que le Baïkal… Nous allons affronter le terrible désert du Gobi!
Jeudi 27 mars 2008, matin
Les portes métalliques se referment. Fin du deuxième acte. Vassili remet le cadenas, sur lequel une étiquette marquée «PEHO». En écriture cyrillique, il est écrit: RENO. Voilà comment la marque française au losange est connue en Russie. La «Petite» est en train d’écrire une épopée pour RENAULT, qui jusqu’ici s’est totalement désintéressé du projet… Mais qu’est-ce qu’il faut donc faire pour motiver une grande entreprise à sponsoriser un projet qui fait rêver les gens, témoin les nombreux commentaires sur le blog ? Faire une course striptease sur la face cachée de la lune?
Toujours est-il, que voici un voyageur heureux!
Et voici, pour résumer cette étape, la carte de l’épisode Baïkal.
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