«La Petite» dans le plus grand désert du Monde
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Lundi 7 juillet 2008
Arrivé hier à Ulan-Ude, je me réveille tôt le matin et commence par prendre une bonne douche qui remet les idées et le décalage horaire en place. Puis je me prépare un petit-déjeuner copieux avec les courses que Tanya m’a laissée. Je suis en train d’écrire mon journal quand elle arrive. On prend un minibus qui nous dépose près de ‘Liberty’, l’entreprise de Vassili qui nous accueille avec sa bonne humeur habituelle. On ouvre le petit abri métallique dans lequel dort, dans sa crasse, la ‘Petite’ depuis l’aventure du Baïkal. Mon cœur ne bat plus aussi fort qu’au mois de mars : je sais qu’elle démarrera au quart de tour ! J’enlève sa housse couverte de poussière, on pousse la 4CV à l’extérieur et elle ne me déçoit pas : à peine quelques tours de démarreur et déjà elle ronronne ! Brave ‘Petite’ !
Vassili me propose de me servir d’un tuyau d’arrosage pour la laver. Ce n’est pas du superflu, vu l’épaisse couche de boue qui la couvre depuis le retour d’Ust-Barguzin, sur des routes terribles. J’entreprends de lui rendre son éclat, aidé en cela par un des ouvriers de Vassili.
Puis c’est le chemin vers le garage où m’attendent Slava et Alyosha, les deux mécaniciens qui se sont tellement dévoués à Paques. Je procède au montage du tuyau d’aspiration qui place le filtre à air sur le devant de la galerie, mesure qui doit prouver son utilité une fois qu’on sera dans le Gobi, l’idée étant que le filtre sera ainsi placé loin de la poussière soulevée par les roues et qui tourbillonne en permanence dans le compartiment moteur. Les raccords fabriqués par mon collègue Heiko Bramkamp sont parfaits et je n’ai aucun mal à faire le lien entre filtre et carburateur. Pendant ce temps, Alyosha monte deux nouvelles poignées de porte. Mais tout cela est du luxe. Les vrais problèmes concernent la suspension avant et le jeu des cardans arrière. Or le demi train avant droit, bousillé par les mécanos il y a trois mois, aurait dû être réparé. D’abord, les deux compères ne comprennent pas (ou font semblant). Mais quand j’insiste assez longtemps, voilà le demi-train qui fait enfin surface, ‘retrouvé’ dans un tiroir. Rien n’a été fait. L’axe de roue porte toujours les horribles rainures du démontage forcé des roulements grippés. Mais ils disent qu’on va voir (enfin !) ce qu’on peut faire…
Tanya m’accompagne en ville, où je trouve un magnifique manche à balai téléscopique à longueur réglable. Il va servir à maintenir le capot moteur entr’ouvert pour permettre le passage du tuyau du carburateur et pour assurer aussi un meilleur refroidissement du moteur, comme je l’avais déjà pratiqué dans les Alpes.
Quand on revient au garage, il est 17 h heure locale, donc 10 h en Europe, exactement une année après notre départ depuis la ‘Philharmonie’ à Luxembourg. Mais une autre mauvaise nouvelle nous attend : les roulements à aiguilles que Jean-Pierre Delaunoy m’a fournis ne sont pas du bon diamètre. On roulera donc avec du jeu dans les cardans… Par ailleurs, je n’ai pas le courage de faire démonter la traverse avant et de faire souder la nouvelle (que j’ai !) à sa place. D’abord, je ne sais toujours pas si c’est nécessaire et ensuite j’ai peur que ce sera mal fait. On a traversé le Baïkal comme ça – maintenant je compte sur ma bonne fortune et la bonne volonté de la ‘Petite’ pour que ça tienne encore une fois dans le Gobi. Bien sûr, je prends un risque, mais j’ai depuis longtemps appris à ménager ma monture. Même en roulant là où tous les experts me déconseillent d’aller, en conduisant lentement dans les passages difficiles, j’espère arriver jusqu’au bout de mon rêve. Et si jamais ça cassait, on sera au moins arrivé jusqu’ici, ce qui n’est déjà pas mal, vu les circonstances !
Retour à l’appartement en 4CV. On gare la ‘Petite’ dans le garage du père d’Igor. Ce garage se trouve parmi des dizaines d’autres, situés de part et d’autre d’un chemin poussiéreux (ou boueux, suivant la saison) plein d’ornières. Ce sont des espèces de bunkers aux murs de béton tellement épais qu’on dirait des abris anti-atomiques datant de l’ère soviétique. Une première porte métallique s’ouvre avec une clef étrange qu’on doit pousser au lieu de tourner, afin d’en repousser le verrou intérieur. On accède ainsi à une sorte d’antichambre et une deuxième porte métallique. Une deuxième clé de forme normale débloque l’accès d’une troisième clé qu’on arrive à tourner avec beaucoup de mal. La quatrième clé enfin ouvre le verrou intérieur à crémaillère au moyen d’un pignon. Le petit garage est mieux sécurisé que la prison de la Loubianka ou les coffres de la Banque de France !
Tanya reste avec moi pour dîner avant de rentrer chez elle, rejoindre sa vieille mère handicapée.
Mardi 8 juillet 2008
On se rend en ville pour faire des courses et des photos. J’aperçois de loin une Gaz M20, le célèbre modèle Pabiéda (Victoire) d’après guerre, qui n’est pas sans rappeler la Ford Vedette de nos voisins quand j’étais gosse. Je veux la rattraper, mais le conducteur fonce comme un malade sur les chaussées défoncées des faubourgs. J’arrive enfin à la coincer. Rencontre entre une ‘Petite’ et une ‘Grosse’, les deux datant de 1959 !
Quand on retourne à l’appartement d’Igor, qui est situé loin du centre ville, nous franchissons le cap des 13.000 kilomètres. C’est Tanya qui fait office de témoin. Officiellement, elle s’appelle Tatiana Shebalova. À 51 ans c’est une jeune retraitée qui s’occupait de régie de théâtre et qui était professeur de musique et de chant. Cette cousine de Svetlana est amoureuse de l’Italie, en particulier de Sienne et de Venise. Elle a adoré le carnaval – « une grande pièce de théâtre ».
Après le déjeuner, retour au centre ville, où je photographie la ‘Petite’ au pied de la plus grande tête de Lénine de toute la Russie. On passe une fois de plus au garage, où l’on nous fait savoir que demain ou après-demain la pièce sera rectifiée par des spécialistes… si c’est possible.
Mercredi 16 juillet 2008
Après avoir passé une semaine chez le père d’Igor et au lac Baïkal, la ‘Petite’ prête, c’est le jour des retrouvailles avec trois femmes venues d’Europe. Avec Igor, je me rends à l’aéroport d’Ulan-Ude dans la 4CV sous une pluie diluvienne. Nous sommes suivis par un minibus, dans lequel a déjà pris place Svetlana. De l’avion vert fluo de S7-Sibir Airlines en provenance de Moscou débarquent Marie-Xavier, Marie-Jeanne et Martine, la dernière remplaçant son compagnon Nic (voir reportages du lac Baïkal). Sous le soleil, qui est revenu, embarquement immédiat pour la frontière mongole, à quelque deux cents kilomètres.
Dès la sortie d’Ulan-Ude, le paysage change radicalement : c’est la steppe, exceptionnellement verte. Normalement la steppe est jaune en cette saison. Nous traversons le Selenga sur un grand pont métallique et nous nous arrêtons pour pique-niquer sur le bord du fleuve dans une chaleur épouvantable. Nous reprenons la route de Kiachta, jadis la ville la plus riche de Russie (y compris Saint-Pétersbourg et Moscou !) grâce au commerce du thé venu de Chine, aujourd’hui une petite localité insignifiante.
La sortie de Russie et l’entrée en Mongolie est une succession de paperasseries et de montants divers à payer. Les occupants du minibus doivent quitter le véhicule, embarquer dans un autre minibus qui traverse le no man’s land entre les deux pays, et rentrer en Mongolie à pied avec tous leurs bagages. Là, Slava, un ami d’Igor qui sera notre guide pendant deux bonnes semaines, les attend avec son minibus 4×4 Mitsubishi Delica. Igor m’explique que nous aussi, on doit présenter tous nos bagages à la douane mongole ! Je refuse. On se présente chacun avec un sac, alors que les deux cantines rouges restent sur le toit de la ‘Petite’ et la cantine en alu à l’intérieur, plus mille autres choses en vrac. Bref, deux sacs passent aux rayons X et tout le reste rentre en Mongolie sans avoir été vu ni vérifié. Slava nous accueille avec son sourire d’enfant et ses beaux yeux bleus. On change des euros en tögrögs (avec 1800 T pour 1 €, il suffit de 550 euros pour devenir millionnaire !), on dîne dans un petit resto de la ville frontalière d’Altanbulag et on finit par se trouver une chambre d’hôtel à Sükhbataar, ville nommée d’après le héros révolutionnaire Damdin Sükhbataar, qui, à la tête du Parti Populaire Mongol, saisit le pouvoir en 1921, la Mongolie devenant ainsi le deuxième pays communiste au monde. C’était la porte ouverte à la présence soviétique dès 1924, du contrôle du Parti jusqu’à l’écriture de la langue mongole en caractères cyrilliques, et qui allait durer trois-quarts de siècle. Douche froide pour le peuple mongol, qui passait ainsi d’une domination chinoise à une domination russe en l’espace de trois ans. Dans notre chambre d’hôtel, la douche est également glaciale, mais nous nous endormons heureux : la troisième étape vient de commencer pour de bon !
Jeudi 17 juillet 2008
La route de Sükhbataar à Darkhan est longue et les paysages semblent se dérouler à l’infini. La ‘Petite’ paraît minuscule dans l’immensité de ce pays trois fois plus grand que la France avec seulement 2,5 millions d’habitants.
Nous rencontrons également nos premiers chameaux, qui ne semblent pas impressionnés outre mesure par une ‘quatre chevaux’ !
À la sortie de Darkhan, sur une colline, un bouddha blanc géant surveille la route et la station essence en contrebas, où nous faisons notre premier plein d’essence mongol.
Un peu plus loin, à côté d’une statue énorme d’un ouvrier, faite de bouts de ferraille, nous tombons sur Bruno, photographe parisien qui a épousé une Mongole d’Ulan-Bator, et Masa, un motard japonais solitaire, qui se tape Vladivostok-Ulan Bator puis retour en Russie pour rejoindre l’Europe. Après deux cyclistes français rencontrés hier, c’est le deuxième ‘fou de la route’ que nous rencontrons. Ce ne sera pas le dernier !
Vers Bayangol, nous dépassons un groupe de cyclistes européens dont certains appartiennent manifestement au troisième âge. Persuadé qu’il ne peut s’agir que de Néerlandais, je m’arrête un peu plus loin. En effet, ce sont des compatriotes ! Le plus jeune a 36 ans, le plus âgé 68 ! Partis d’Amsterdam en avril, ils comptent arriver à Pékin pour les Jeux Olympiques. Bravo ! Il y en a qui ont quand même nettement plus de courage que moi avec ma ‘Petite’ !
Vers Bornuur, comme un peu partout d’ailleurs, de magnifiques troupeaux de chevaux courent librement dans la plaine. Nous dînons dans un petit établissement le long de la route, après quoi Marie-Jeanne remplace Marie-Xavier à bord de la 4CV. À Bayachandmani, la Mitsubishi, qui était devant nous n’est pas là, alors qu’il était convenu qu’on y ferait des courses… Nous sommes partagés entre continuer ou attendre. Nous attendons en vain l’arrivée de la Mitsubishi pendant une bonne heure. Inquiet, je finis par rebrousser chemin. À un kilomètre à peine de la ville, le minibus est arrêté sur le bord de la route : ils nous y attendent depuis une bonne heure également. Que s’est-il passé ? Ils s’étaient arrêtés sur le bord de la route et nous avons dû les dépasser au moment où nous doublions un camion. Ils nous croyaient derrière, nous les croyions devant… J’insiste que Slava doit rester à vue de la 4CV pour éviter ce genre d’incidents à l’avenir.
Nous dressons les tentes dans un champ quelques kilomètres plus loin, pendant qu’une pleine lune majestueuse se lève au-dessus des collines.
Vendredi 18 juillet 2008
Le matin, alors que nous déjeunons dans notre champ, un troupeau de vaches passe, gardé par un berger à cheval. Igor lui offre le thé et un peu de pain. Sous le chapeau, son visage est entouré d’une nuée de mouches.
Après une demi-heure de route, nous atteignons la capitale Ulan-Bator (Ulaanbaatar), mais nous n’y rentrons pas. Slava bifurque immédiatement vers l’Ouest.
La route, qui était très bonne jusqu’ici, se transforme en une multitude de pistes parallèles et cahoteuses, sur lesquelles la ‘Petite’ avance dans un nuage de poussière. Au bout de cinquante kilomètres de piste, le moteur est recouvert d’une épaisse couche de poudre rougeâtre, alors que le filtre à air sur le toit est toujours propre !
Sur le bord de la route, de nombreux aigles et des grues. Hormis la verdeur du paysage, ce qui me frappe, c’est le nombre incalculable de chevaux, de bœufs, de moutons et de chèvres. De nombreux troupeaux errent librement dans le paysage sans présence humaine évidente, mais il y a aussi des sortes de cow-boys gardant les troupeaux sur leurs petits chevaux nerveux ou alors à vélo ou en moto.
La piste devient de plus en plus difficile, parfois gravement érodée par les pluies récentes alors que nous ne sommes qu’à cinquante kilomètres de la capitale !
Arrêt au camp de yourtes pour touristes de Hustay, où une vieille femme avec un appareil auditif inspecte la ‘Petite’ sous tous les angles, surtout le dessous de caisse qu’elle semble trouver anormalement bas. Elle ne se trompe pas !
Étant donné les circonstances climatiques et la route très poussiéreuse, je me suis transformé en Touareg aux couleurs bouddhistes.
Partout, des chevaux en liberté, la 4CV est chez elle ici !
Après la ville de Lün, nous traversons la rivière Tuul. Un berger conduit ses moutons et ses chèvres vers l’eau précieuse.
Non loin de là, nous dressons nos tentes sur une colline à l’écart de la route, pendant que l’orage gronde au loin.
Samedi 19 juillet 2008
Au réveil, j’ai une vue magnifique sur un paysage avec deux yourtes solitaires. Le petit-déjeuner sur l’herbe se passe dans une nuée de moucherons et de moustiques. Les Européens se protègent du mieux qu’ils peuvent avec des chapeaux à voile, tandis que nos trois Sibériens sont stoïques.
On passe par le rituel habituel du pliage des tentes et du rangement de tout notre matériel dans les véhicules avant de reprendre la route. En descendant de la colline, les roues de la 4CV écrasent du thym, de la menthe et d’autres herbes aromatiques. Ça sent bon ! Sur la route d’Erdenesant, nous nous arrêtons un petit instant à un bourkhan décoré avec deux béquilles. Est-ce pour implorer un miracle ou au contraire pour remercier les dieux pour un miracle accompli ? Un minibus avec des touristes français s’arrête : « C’est vous qui avez traversé toute la Russie l’an dernier ? » Ils avaient suivi le périple de Fabien Hamm et Élise Pette et avaient ainsi découvert mon site Internet !
Nous assistons à plusieurs reprises aux prouesses des cavaliers mongols sur leurs petits chevaux nerveux, dignes héritiers de Gengis Khan.
En revanche, beaucoup de yourtes sont modernisées, avec éolienne, panneaux solaires et même antenne parabolique.
Peu après Rashaant, où nous avons déjeuné, de magnifiques rochers granitiques se dressent dans le paysage. Ce sont les premiers contreforts de la montagne d’Olziyt Uul, un modeste massif rocheux qui culmine à 1864 m.
Lorsque nous nous approchons de la montagne du Khogno Khan Uul, la piste devient sableuse et se transforme parfois en une redoutable ‘tôle ondulée’ qui fait vibrer la pauvre ‘Petite’ de la tête aux pieds.
Nous arrivons au site d’un ancien monastère, où nous louons deux yourtes pour la nuit.
Slava nous emmène faire une randonnée dans la montagne au-dessus du monastère. Après quelques kilomètres de marche, nous aboutissons à un cirque où se trouvent les ruines d’un monastère bouddhiste, l’Övgön Khiid, fondé en 1660, et qui, avec ses bâtiments annexes, hébergeait jusqu’à 2.500 lamas. Lors des purges communistes de 1937, Khorloogiin Choibalsan, le Stalin mongol, fit exécuter ou déporter en Sibérie (ce qui revenait au même !) plus de 17.000 moines, dont ceux du monastère d’Övgön Khiid, dont on ne retrouve aujourd’hui que les ruines. Le hasard a voulu que ce matin, en évacuant le sable qui se trouvait dans mon sac photo, je sois tombé sur l’un des bouts de fil barbelé rouillé qu’Igor et moi avions ramassé l’année dernière à Auschwitz Birkenau. Ensemble, nous posons cet objet témoin de massacre entre les pierres témoins d’un autre massacre. Mais qu’est-ce qui fait que des humains éliminent d’autres humains, juste parce que de couleur de peau, de parti politique ou de religion différente ?
Je m’allonge sur une dalle de granit qui a conservé la chaleur du jour et je regarde la lumière chaude du soleil couchant enflammer le sommet de la montagne en face. Un aigle croise dans le ciel. Une grosse fourmi noire vient inspecter ma main. Autour de moi, une symphonie d’herbes aromatiques embaume l’air tiède. Ce cirque respire la paix. Je peux comprendre que les moines s’y étaient installés pour méditer. Et je n’arrive pas à imaginer le bain de sang qui y a eu lieu…
Dimanche 20 juillet 2008
Avant de quitter le monastère d’Övgön Khiid, nous visitons encore le petit monastère récent et ses quelques stupas. Puis, nous reprenons la piste vers l’Ouest. Nous y rencontrons à nouveau la terrible ‘tôle ondulée’, sur laquelle il s’agit de trouver la vitesse adaptée pour ne pas que la voiture se disloque complètement.
Nous nous approchons du désert de Gobi et il y a déjà un massif de dunes en vue, le Mongol Els. Je tiens absolument à essayer de conduire la ‘Petite’ dans le sable fin, une folie bien sûr, qui s’arrête au bout de quelques centaines de mètres. Nous payons ces cinq minutes de délire, pendant lesquelles la 4CV et son conducteur se sont pris pour les as du Paris-Dakar par une heure et demie de boulot avec la pelle et les plaques de désensablage .
Au moins, on n’aura pas emmené tout ce matériel pour rien ! Finalement, poussée par Igor et Slava, la ‘Petite’ prend son élan et arrive à se sortir toute seule de son bac de sable !
C’est sur la route d’Arvaykheer que nous atteignons les 14.000 km depuis Paris. Il y a un groupe de cantonniers qui s’occupe de la route et l’un d’eux veut bien poser avec le petit poster.
C’est parallèlement à la même route qu’un cavalier solitaire fonce à toute vitesse, emmenant avec lui un deuxième cheval (photo 41). Ces Mongols sont d’étonnants cavaliers et cette ‘course’ entre deux chevaux et 4CV me fait penser à une autre, qui a eu lieu non loin d’ici en 1907, entre l’Itala du Prince Borghese et un groupe de cavaliers locaux. Avec les milliers de chevaux qui courent librement dans la steppe, il est inévitable qu’il y en ait qui meurent. Nous avons déjà observé d’énormes vautours déchirer les chairs putrides d’animaux morts, et de temps à autre, un cadavre aux os blanchis par le soleil rompt la monotonie verte des étendues herbeuses.
À l’approche de la ville d’Arvaykheer, nous rencontrons Dorothee Fleck, une allemande qui est parti depuis plusieurs mois en vélo et en solitaire. Décidément, notre entreprise n’est pas si extraordinaire que ça !
Puis, il y a un contrôle de police. En fait, ces points de contrôle avec guérite et barrière ne servent pas souvent à vérifier les papiers des véhicules et de leurs conducteurs. Ce sont avant tout des points de péage, où l’on vous donne, le visage grave, un petit ticket sur lequel est écrit le montant à acquitter : 500 ou 1000 tögrög (0,30 ou 0,60 euros) suivant le cas. Ce n’est que lorsqu’on a payé qu’un sourire se dessine enfin sur le visage du Mongol de service… Mais ici, cela se passe différemment. L’officier de service, qui parle bien le Russe (il a fait ses études au Tadjikistan) veut absolument se faire photographier au volant de la ‘Petite’. Pour moi l’occasion de faire également son portrait. Et du coup, il en oublie de nous faire payer notre péage !
Nous entrons dans Arvaykheer par un immense portail et par la même occasion nous rentrons officiellement dans le Gobi, le plus grand désert du monde ! Mais il ne faut pas s’attendre à d’infinies dunes de sable comme au Sahara… Le Gobi, c’est surtout une steppe aride, même si cette année elle s’avère exceptionnellement verte. Et Slava, qui connaît ce pays de fond en comble, m’a prévenu : quelques dizaines de kilomètres après la ville, la piste deviendra très mauvaise. Pas question de s’y aventurer au risque de casser la ‘Petite’ !
Nous déjeunons en ville et l’une des serveuses, comme tant d’autres personnes lors de ce voyage, veut se faire photographier dans la 4CV. Pendant que sa copine s’affaire avec son téléphone portable, je fais également une photo.
Nous quittons Arvaykheer par le sud. Près de quelques yourtes, que les Mongols appellent ‘gher’, une longue rangée de chèvres entravées se fait traire par quelques femmes.
On fait connaissance avec toute la famille, depuis un petite fille nue sauf pour ses amulettes jusqu’au père.
Nous avançons loin dans la steppe et dressons nos tentes parmi les délicieux parfums de thym et d’innombrables autres plantes sauvages. Il y a une petite brise, ce qui nous permet de faire quelques images KAP de notre camp.
Le soleil se couche et la brume se lève parmi les montagnes au loin.
Igor fait un feu de camp. L’endroit est idyllique et l’humeur au beau fixe. Nous nous endormons comblés, quelque part dans le Gobi dont j’ai tant rêvé.
Lundi 21 juillet 2008
Marie-Xavier et moi sommes réveillés par le bruit d’un troupeau de vaches. Quand on ouvre notre tente, on les voit passer paisiblement, broutant les herbes aromatiques en silence. Que leur lait doit être parfumé ! Quand elles disparaissent de notre vue, je ne sais même pas pourquoi, je pousse un meuglement. Dans l’encadrement de notre ouverture de tente, on voit alors réapparaître une vache, qui nous contemple, l’œil humide. Ça alors ! Je meugle encore plusieurs fois de suite. Un à un, les animaux reviennent sur leurs pas. Bientôt, toute une assemblée de vaches étonnées s’est mise en rang devant notre tente. C’est ‘La Traviata’, interprétée par une pseudo-vache hollandaise pour un public de vaches mongoles ! Et elles ne semblent pas se lasser de la représentation… Je continue de plus belle. Soudain, l’une d’eux se retourne et s’éloigne en broutant. « Nul, le chanteur ! » semble exprimer son cul. Il y en a d’autres qui commencent enfin à se désintéresser du spectacle. Là-dessus, la brise s’empare du pan de toile que j’avais rabattu sur le toit de la tente. Il retombe soudain. Rideau ! Fin du spectacle ! Nous éclatons de rire.
Au petit-déjeuner, c’est un troupeau de moutons et de chèvres qui nous honorent de leur visite. Jamais je n’ai vu autant de bétail que depuis que nous sommes en Mongolie. On passe par les corvées habituelles : toilette, rangement… Avant le départ de Paris, Jean-Jacques Dupuis m’avait bien dit : « N’oublie pas de vérifier le niveau d’huile TOUS les matins, avant de prendre la route. » Cela fait aussi partie de la routine. J’enlève le sandow et le bâton qui maintiennent le capot moteur mi-ouvert, j’essuie la jauge d’huile avec du papier toilette, et hop! je regarde le niveau. Ce n’est qu’une formalité. Depuis plus de 14.000 km, la ‘Petite’ n’a jamais consommé d’huile. Il y a une semaine, à Ulan-Ude, j’avais vidangé l’huile extrêmement fluide d’hiver que nous avions mis pour l’expédition au Baïkal, et j’avais remis les deux derniers litres d’huile Dynolite, cette composition spéciale adaptée aux moteurs anciens que m’avait procurée l’équipe de ‘Gazoline’. J’essuie donc la jauge, la replonge dans le carter, la retire et… le niveau est largement en dessous du MIN ! À peine si une goutte d’huile perle au bout de la jauge. Je n’en crois pas mes yeux. Hier matin, le niveau était encore au MAX. Le moteur ne fume pas, il ne s’est pas mis à consommer soudainement. Seule explication : une fuite. La plus plausible étant, sur les pistes extrêmement difficiles que nous empruntons maintenant, que le carter ait pris un caillou là où il ne fallait pas. Je m’allonge dans l’herbe et inspecte le moteur. Le carter semble indemne, mais une traînée d’huile descend du couvercle arrière du bloc-moteur, au niveau du vilebrequin. Est-ce le joint spi de celui-ci qui se serait mis à fuir soudainement ? Il me semble que j’en ai un en réserve, mais voilà une intervention mécanique qui m’effraie un peu. Quant aux mécaniciens mongols… Ils ont sans doute plus l’habitude de réparer des chars à bœufs que des 4CV ! Je mets ce qui me reste de Dynolite, c’est à dire pas beaucoup, juste de quoi refaire le niveau à MIN. Faudra racheter de l’huile à Arvaykheer.
Nous nous y rendons, et nous commençons par faire l’escalade d’une petite montagne derrière la ville. Il est encore tôt, mais déjà la chaleur est écrasante. Arrivés au sommet, avec plein de tumulus de pierres que les bouddhistes y déposent pour faire une prière ou un vœu, nous avons une belle vue sur la ville d’Arvaykheer à nos pieds.
Mais le plus grand intérêt de la balade est de chercher les gravures rupestres sur les rochers qui nous entourent. Elles datent d’il y a 10.000 ans et montrent surtout des animaux et des cavaliers. L’une d’elles, particulièrement réussie, montre clairement des antilopes et des éléphants ou mammouths. Tout autour de nous, des montagnes rocailleuses surplombant la steppe : voilà le vrai visage du Gobi.
Nous redescendons vers la ville. Les rues sont des chemins de terre et de pierre parsemés de nids de poule, tout comme la route que nous empruntons. Tous les portails sont peints avec de jolis frises . Une maman et sa fille passent. Elles vont faire des courses. La petite porte un petit bidon en aluminium, sans doute pour y mettre du lait. De vache ? De jument ? De chèvre ? Tout est possible dans ce pays.
De l’huile ! Nous faisons toutes les stations-service de la ville, une demi-douzaine. Des huiles aux marques inconnues, mais du Mobil aussi. Malheureusement, elles sont toutes aux normes SAE 10-30, une huile fluide plutôt hivernale, alors que par la chaleur qu’il fait, il nous faudrait plutôt une huile plus visqueuse, du genre SAE 20-50. Introuvable. Avec Igor, nous finissons par acheter de l’huile russe Sibnepht. La viscosité n’est pas indiquée, mais le descriptif sur le bidon gris dit qu’elle est adaptée à l’été comme l’hiver. En plus, nous disons nous, en Russie il y a encore un tas de moteurs anciens qui roulent. Ce qui est bon pour Lada, Moskvitch et autres Volga l’est peut-être aussi pour la ‘Petite’ ? Je refais le niveau, en me promettant de le vérifier tous les cinquante kilomètres. En mettant de l’huile régulièrement, la ‘Petite’ devrait pouvoir tenir le coup. Elle a attrapé la ‘turista’, mais on va bien la soigner !
Avant de reprendre la route, nous retournons au restaurant où nous avions déjeuné la veille. Juste au moment de nous attaquer à notre riz au bœuf et nos bières, des Français rentrent dans la salle. Nous nous saluons, nous discutons, nous fraternisons. Il s’agit d’un couple de la région lyonnaise, Nicole et Michel Wehrlé, de vrais globe-trotters du hors piste, qui, après avoir bourlingué à bord de véhicules 4×4 divers, ont fait transformer en Allemagne un camion MAN en camping car géant, baptisé DESERTMAN. Après avoir fait le Sahara et le Moyen-Orient dans tous les sens, ils se sont attaqués à l’Asie. Partis en février, ils comptent rentrer en octobre. Leur fille Véronique les a rejoint à Ulan-Bator, avec son mari Daniel et leurs enfants Vincent et Margot. Nous sortons admirer leur mastodonte de 13 tonnes. La cabine est un véritable poste de commandement, avec GPS couplé à un ordinateur avec cartes détaillées de tout le périple et Internet. À côté de ce monstre, la ‘Petite’ a bien mérité son nom !
Nous reprenons la route du nord. Pour nous rendre à Karakorum, il y a un raccourci par Khuzirt, mais Slava me le déconseille formellement. Igor traduit: « Il y a des passages de rivière où, vu toute la pluie que le pays a connu cette année, le niveau d’eau sera trop élevé pour que la ‘Petite’ puisse traverser les gués. » Je fais confiance à mes experts russes, bien content d’être si bien accompagné et de nous éviter ainsi des problèmes majeurs. On se tape donc un détour de cinquante kilomètres. Tous les cinquante kilomètres, je m’arrête pour vérifier le niveau d’huile. À la première fois, elle en a perdu un demi-litre. Bon, il faudra donc se payer un litre d’huile tous les cent bornes… Mais au deuxième 50 km, elle n’a perdu que très peu. Et ensuite, l’hémorragie s’arrête. Ou c’est plutôt la ‘turista’ qui est guérie ! Je n’y comprends rien, ni d’où provenait cette fuite soudaine, ni pourquoi elle s’est arrêtée aussi abruptement et mystérieusement. Mais c’est tant mieux !
En cours de route, nous assistons une fois de plus à la traite des chèvres. Partout, l’accueil des gens est aimable. Mais ils ne s’émeuvent pas outre mesure de voir les étrangers que nous sommes : le pays est en train de devenir touristique rapidement. Déjà, à certains endroits, on m’a demandé de l’argent pour que je puisse prendre des photos. Je ne joue jamais ce jeu-là, et je m’abstiens alors.
Quand la Mitsubishi s’arrête en haut d’un petit col, Marie-Xavier veut faire des photos des gens devant leur yourte. On lui fait signe que non.
Mais quand la ‘Petite’ arrive, les locaux sont quand même sous le charme, et c’est sans problème que je peux faire une photo de deux fillettes à son bord. Elles sont bien différentes de la petite blonde de Samara, il y a un an !
Un peu plus loin, nous faisons la rencontre avec un vieux chamelier et son fils. L’habillement des hommes consiste le plus souvent en une sorte de manteau molletonné aux bras amples, la dell. Les épaules et le col sont décorés par des broderies sobres et quelques boutons dorés. Une écharpe en soie jaune ou orange entoure la taille, et une grande poche intérieure, côté gauche, abrite tout ce que l’on veut : bourse, tabac, clefs… Le père et le fils s’occupent de leurs trois chameaux, qui repartent librement dans la steppe, puis ils s’éloignent sur un vélomoteur.
Sur le haut d’une colline, un ensemble de stupas attire mon attention. Comme un chemin y mène, nous passons voir ces monuments d’une culture tellement différente de la nôtre. La Mongolie est très liée au bouddhisme tibétain et plusieurs Dalaï Lamas ont été mongols.
Plus vers l’Ouest, le paysage change de façon subtile. De rares buissons apparaissent dans la steppe.
La route vers Karakorum, asphaltée, est infernale : c’est une succession de trous profonds aux bords tranchants. Un véritable cauchemar – j’ai beau essayer, il est impossible de les éviter tous et la pauvre ‘Petite’ en paye une fois de plus les frais… J’en arrive même à regretter les routes sibériennes !
À Karakorum, nous trouvons un campement de yourtes pour touristes. Il y a une salle d’eau et un restaurant. Tout ce dont on avait envie! Allez, le luxe, pour deux nuits, on l’a bien mérité ! Dans le restaurant, nous faisons la connaissance de deux familles françaises et leur guide mongole, Zolo. Cette dernière, qui parle bien le français, nous invite à venir avec eux au grand monastère bouddhiste de Karakorum, demain.
Mardi 22 juillet 2008
Réveil dans notre yourte, pour aller visiter Karakoroum, ou Kharkhorin, l’ancienne capitale de Gengis Khan. Mais on n’y retrouve aujourd’hui rien de la grandeur de l’immense Empire Mongol qui s’étendait, au 13ème siècle, de la Chine jusqu’à l’Europe orientale.
Même l’immense monastère d’Erdene Zuu, entouré de sa muraille aux cent huit pagodes, le plus ancien de Mongolie (1568), a été en grande partie détruit par la dictature communiste. À son intérieur, il ne reste qu’une petite partie de la centaine de temples de jadis et c’est seulement une poignée de lamas qui y vivent, au lieu du millier d’antan.
Nous visitons le complexe avec les explications de Zolo, et admirons les temples richement décorés, les stupas, les moulins à prière. Mais l’immense enceinte est terriblement vide tout de même, et n’a pas bien survécu aux ravages et massacres de 1937. Du coup, il manque une âme à l’ensemble, et je n’y retrouve pas la même intensité que dans les temples de Thaïlande.
Derrière un temple, sous les moulins à prière, je tombe sur un jeune lama souriant, qui est en train de piler des herbes. Le bouddhisme mongol renaîtra-t-il de ses cendres ? On peut l’espérer. Mais dans le restaurant de notre ‘hôtel’, nous sommes confrontés à une autre réalité de la Mongolie d’aujourd’hui, qui se modernise. Une jeune fille se branche sur Internet et joue des jeux, comme tous les enfants de son âge chez nous. C’est à la fois un bien et un mal. Bien sûr, la Mongolie a besoin de progresser.
Pourvu que les traditions et la culture ne se perdent pas…
L’équipe du ‘DESERTMAN’, qui a pris le raccourci boueux par Khuzirt, passe nous dire bonjour. Des entrailles du monstre d’acier sortent des bouteilles d’alcool de prune et de verveine. On fait la fête ensemble, pendant que Michel et Nicole nous racontent leurs voyages.
Mercredi 23 juillet 2008
Au réveil, une bonne brise. Conditions idéales pour faire des prises de vue aériennes avec notre équipement KAP. Et le monastère d’Erdene Zuu constitue un sujet de choix ! Igor et moi faisons équipe et nous lançons le cerf-volant devant le mur ouest du monastère. Pendant plus d’une heure, nous faisons des photos des pagodes, temples et autres portes.
En faisant une petite virée autour du monastère et de la ville, je tape l’arrière de la voiture sur une bosse de la route et arrache le tuyau d’échappement.
On retourne au centre ville, où l’on trouve un garage en plein air. Deux plans inclinés en acier profilé font office de pont, un poste de soudure électrique datant de la Grande Révolution est mis en route, et pour le modique prix de 10.000 tögrög (6 euros) le tout est réparé en moins d’une heure.
Ce n’est qu’en fin d’après-midi que l’on peut enfin rependre la route vers l’Ouest. Celle-ci ne s’arrange pas et l’on avance à une moyenne de 15 km/h, histoire de ménager la suspension avant et de ne pas arracher encore une fois le tuyau d’échappement, très fragile avec sa construction en spirale. Sur papier, la solution trouvée par l’équipe de ‘Gazoline’ était idéale, mais là où le traditionnel tuyau en acier pardonne encore une petite tapette, mon tuyau de douche gros calibre ne pardonne rien, même pas des milliers de kilomètres de vibrations, comme on avait déjà vu l’année dernière à Ishim. Bon, il faut faire avec !
Le long de la route, partout des yourtes. Une femme nous hèle et nous visitons son gher. Elle nous fait goûter du aaruul (grumeaux de yaourt séché) et de l’airag (lait de jument fermenté).
On passe une petite demi-heure avec cette femme accueillante, son mari et sa fille. Bien sûr, tout le monde vient nous voir et admirer la 4CV.
La route à travers la steppe est interminable et très mauvaise, pleine de trous. Mais il y toujours plusieurs pistes parallèles en terre ou à travers l’herbe, qui sont souvent plus clémentes pour la ‘Petite’.
En fin de journée, dans les environs de Tuvshruuleh, nous quittons carrément la piste et faisons un petit kilomètre à travers herbe, pour trouver un magnifique emplacement pour nos tentes. Partout, des fleurs sauvages et des milliers de sauterelles. Chacun a sa tache et bientôt les tentes sont dressées, le feu ronronne et Sveta et Igor nous concoctent un repas dans la steppe.
Jeudi 24 juillet 2008
Au petit déjeuner, nous voyons une petite silhouette qui traverse lentement l’océan d’herbe en notre direction. C’est un chevalier qui vient voir ce qui se passe. Nous lui offrons le thé et du pain. Il s’installe, à l’aise, est très souriant et nous arrivons même à dialoguer un peu en langage des signes. Il s’apelle Dzjambakharoo et a 64 ans. Je sors ma petite imprimante, la branche sur mon convertisseur 12V/220V et lui tire deux photos que je viens de faire de lui. Même en plein milieu de la steppe, la ‘Petite’ ne cesse d’étonner et est capable de se transformer en véritable labo photo. Les tirages sortent en étapes : d’abord la machine imprime le jaune, on ne voit pas encore ce que représentera la photo, puis ce sont le magenta, le cyan et le noir.
Peu à peu l’image se précise, et quand l’imprimante recrache la photo terminée, c’est comme un miracle qui vient de se produire. Déjà pour nous l’expérience est unique, alors imaginez pour un cavalier Mongol ! D’ailleurs, Dzjambakharoo a un sourire d’une oreille à l’autre et range les précieuses images dans la poche interne de sa dell. Suivies d’un pot de confiture rempli avec les restes du borsht d’hier soir.
La colline en face est toute mauve, couverte d’un pré de fleurs. C’est fou d’ailleurs, l’explosion de fleurs dans la steppe !
Au bout de quelques kilomètres, nous apercevons deux charrettes à bœufs garés sur le bord de la piste. Une technologie ancienne, tout en bois. Au moins, on ne risque pas de crever un pneu avec ça, ni de casser sa suspension !
De temps à autre, nous croisons d’énormes camions transportant la laine de chèvre qui donnera le célèbre cashemire de Mongolie.
En fin de matinée, nous arrivons à Tstetserleg. Repas dans un hôtel qui a dû connaître une courte heure de gloire, mais où tout est déglingué maintenant : le revêtement du sol, la tuyauterie dans les toilettes, le mobilier… Nous y déjeunons, puis je pars avec Igor et Slava à la recherche d’un café Internet. On en trouve un à la poste, il est moderne, bien équipé et fonctionne à haut débit. Je peux enfin mettre en ligne quelques blogs ! À la sortie de Tsetserleg, une pente raide mène vers un col. Un troupeau de yaks semble admirer la vue sur la ville, aux rangées de maisons étrangement alignées.
Nous traversons à nouveau des paysages grandioses.
Camping sauvage quelques kilomètres avant le village de Dongoy. Nous dînons au soleil couchant.
Vendredi 25 juillet 2008
Comme dans notre campement précédent, des hordes de sauterelles et de criquets nous entourent.
La route devient de plus en plus mauvaise, et nous devons traverser plusieurs gués. Les photos prises par Marie-Xavier ne sont pas sans rappeler celles d’il y a un siècle, prises par les participants au raid ‘Pékin-Paris’.
Arrêt dans les environs d’Ondor-Ulaan, où un couple qui tient un petit restaurant routier nous accueille et nous prépare une soupe accompagné de délicieux beignets.
Nous y rencontrons également un adorable vieux monsieur aux moustaches tombantes. C’est un instituteur retraité qui s’appelle Tché Megmar. Il a 78 ans et s’entretient avec Igor dans un Russe parfait.
Quand je prends sa photo, il se précipite vers sa voiture et en sort un bel appareil Praktiflex FX à optique Zeiss de 1960 : avec un grand sourire, il explique que lui aussi aime faire la photo !
L’arrêt suivant est aux gorges impressionantes du fleuve Chuluut Gol (un pléonasme, car gol = fleuve). Igor et Slava descendent jusqu’au torrent pour y pècher. Ils reviendront bredouille, mais j’en profite pour photographier la ‘Petite’ dans ce cadre immense (à noter «La Petite» toute petite en haut à gauche dans la première photo !)
Le ciel se couvre et l’orage gronde quand nous arrivons enfin dans la petite ville de Tariat. On fait le plein dans une station essence ‘NIC’. Un Mongol arrive en moto et tourne autour de la 4CV, comme font tant d’autres gens. Par ailleurs, en Mongolie, les gens ne peuvent pas s’empècher de toucher à tout. À la maternelle, on n’a pas dû leur inculquer: « Regarde avec les yeux, pas les mains ! »
Le nouveau-venu est le premier que nous voyons avec le chapeau pointu traditionnel. Il ressemble comme deux gouttes d’eau au cavalier de l’autocollant de ‘Gazoline’ qui figure sur le capot. On dirait que c’est lui qui a servi de modèle pour le dessinateur, Jean-Luc Delvaux. Quand je lui montre ‘son’ portrait, il éclate de rire.
Lorsque nous rentrons dans le parc naturel de Horgo Terhyin Tsagaan Nuur, l’orage éclate. Le vent souffle avec des rafales impressionantes et la foudre frappe partout autour de nous dans un paysage sinistre aux coulées de lave noire.
Le chemin se transforme en torrent et la ‘Petite’ souffre dans les ornières et sur les gros cailloux qui parsèment la piste. Je crains pour elle, mais il n’y a plus de chemin arrière. Elle grince de toutes ses tôles, s’embourbe dans les ornières, les roues dérapent sur les cailloux.
Igor et Marie-Xavier doivent pousser pour l’aider à franchir le dernier mauvais passage, on arrive à un col qui offre une vue splendide sur le Tsagaan Nuur (= le Lac Blanc). Nous arrivons à un petit village de ghers. Nous en louons trois pour la nuit.
Tout est froid, mouillé et misérable, et nous sommes heureux qu’une jeune femme vient nous allumer un feu dans notre nouvelle demeure. La ‘Petite’, épuisée par ce qui a sans doute été la journée la plus terrible depuis son départ de Paris, dort à côté de notre gher sous une pluie glaciale…
Samedi 26 juillet 2008
Le temps est très changeant en Mongolie. Hier, nous sommes arrivés sous la pluie, l’orage et la tempête. Ce matin, il fait soleil et le ciel est bleu, avec une petite brise. À sept heures du matin, alors que les quatre femmes dorment encore, Igor et Slava partent à la pèche, moi je vais faire un peu de KAP. Je monte le ‘Fled’, accroche le ‘rig’ avec l’appareil photo et c’est parti pour une série de photos aériennes des ghers avec la ‘Petite’ au milieu et des centaines de tumuli pointus construits avec des pierres de lave noire.
Hier soir, sous la pluie et au crépuscule, on les avait pris pour de curieuses formations volcaniques. Il n’en est rien, et chaque ‘stalagmite’ n’est rien d’autre qu’un tas de pierres noires empilées. Chacun qui passe, contribue à l’œuvre commune. Je pose moi-même six pierres: la première avec une prière pour la ‘Petite’. Encore une ou deux journées comme hier, et elle ne tiendra plus…
Retour au gher (le mot yourte, utilisé en Français, est en fait d’origine russe. Les Mongols appellent leurs maisons rondes démontables gher – prononcé ‘guerre’). Igor et Slava reviennent bredouille. Après le petit-déjeuner, excursion vers le volcan, éteint depuis 10.000 ans, qui est le centre d’attraction du parc. Tout autour de nous, la richesse florale est époustouflante. Le temps change rapidement et il y a de plus en plus de nuages. Nous entamons l’ascension du volcan sous un ciel menaçant. Un chemin facile, partiellement bétonné, mène au bord du cratère, au fond duquel se trouve un lac minuscule.
Devant ce trou béant, les êtres humains (en haut à gauche) paraissent plus petits que des fourmis. Alors qu’avec Igor je me rends vers le point culminant du volcan, les premières grosses gouttes de pluie commencent à tomber. C’est sous l’averse et les éclairs que nous descendons aussi vite que nous pouvons. Le tonnerre gronde. Quand nous arrivons au minibus de Slava, ce sont des rafales de vent qui giflent le visage. Un tapis de grêlons couvre le bord du chemin. On retourne au lac par des chemins inondés et des bourbiers. Comment la ‘Petite’ va-t-elle faire demain ?
Nous passons l’après-midi à nous reposer dans notre gher, un bon feu de bois crépitant dans le petit poêle en fer. En fin d’après-midi, sous les épais nuages qui dominent encore le Tsagaan Nuur, le soleil réapparaît enfin et enflamme les montagnes d’alentour.
En route pour un petit restaurant dans un autre camp quelques kilomètres au nord, nous admirons un gher en construction, qui révèle toute l’infrastructure de ces logements mongols traditionnels.
Nous nous endormons dans la chaleur étouffante de notre poêle. À plusieurs reprises, je dois me lever la nuit et escalader la colline derrière notre logement. Après la ‘Petite’, c’est moi qui ai attrapé la turista, et le campement ne dispose pas de toilettes…
Dimanche 27 juillet 2008
Autant la fin de journée nous avait redonné un peu d’optimisme quant au changement de temps, autant au réveil c’est la douche froide. Littéralement ! Un vent glacial souffle des montagnes au nord et une pluie horizontale nous fouette le visage quand nous chargeons les voitures. On reprend le col raide de l’arrivée avant-hier, espérant ainsi éviter les bourbiers dans la partie basse du parc. La 4CV traverse un paysage lunaire constituée d’anciennes coulées de lave et de blocs de basalte noir. Mais quand la route redescend et arrive dans la plaine, des ruisseaux se sont formés qui traversent la piste, et il est inévitable de traverser plusieurs gués. À la sortie du parc, un pont vermoulu, qui n’inspire guère confiance, enjambe un torrent boueux.
Nous avions atteint le point le plus occidental de notre périple mongol, et nous retournons par une route désormais connue. Ce qui veut dire également que nous connaissons les difficultés qui nous attendent. On passe d’ornière en trou. Le seul point positif est qu’avec la pluie qui est tombée, il y a un peu moins de poussière. Le long de la route, nous rencontrons plusieurs troupeaux de yaks, ces curieux bovidés asiatiques.
Il y a bien une route principale, qui sera goudronnée un jour, mais qui est quasiment impraticable à cause de la succession de trous énormes qui parsèment sa chaussée. Je ne suis pas le seul à les craindre. Au cours du temps, il s’est formé une demi-douzaine de tracés parallèles qui serpentent à travers le paysage, vaguement dans la même direction, et qui se rejoignent et se séparent comme les bras d’un fleuve. À chaque bifurcation, il faut faire un choix : à droite ou à gauche ? Après, on assume et on encaisse, en tremblant avec la ‘Petite’, le millionième coup de butoir. Les collines sont parfois très raides, mais côté motorisation, la 4CV est imbattable et grimpe sans sourciller dans un bruit d’enfer, car le tuyau d’échappement est en train de rendre l’âme une fois de plus.
Nous faisons enfin une rencontre que j’espérais depuis longtemps, avec ces fameux chars à boeufs mongols aux roues en bois. Un gamin à pied les fait monter une longue pente. Les chars croulent et grincent sous le poids de troncs de mélèze fraîchement coupés. Les bœufs soufflent. Un adulte (le père du gamin ?) accompagne le convoi sur un cheval blanc. Voilà une image qui s’accorde à merveille avec celle de l’Itala rencontrant des chars similaires en entrant dans le Gobi. Quant à nous, nous rencontrons un couple de Belges sympathiques, Françoise et Pascal, à qui nous indiquons le petit restaurant, un peu plus loin, où le couple prépare de si bons beignets.
Nous les rejoignons et nous déjeunons ensemble. C’est ainsi que je fais la connaissance de Naraa, leur guide, qui parle bien l’anglais. On convient que c’est elle qui m’accompagnera d’Ulan-Bator à la Chine. Elle connaît bien le pays et sera une interprète formidable. Sur la route de Tsetserleg, le moteur ne tourne plus que sur trois cylindres. Il est temps de regarder un peu les bougies. Elles sont encrassées de noir. Pas étonnant, avec la qualité de l’essence que la ‘Petite’ doit avaler tous les jours, sans doute avec autant de dégoût que moi, petit, devant ma cuillerée quotidienne d’huile de foie de morue… J’ai encore un jeu de bougies neuves. Pour les derniers 2000 kilomètres, ça devrait aller.
J’en profite pour nettoyer les vis platinées (photo 107). Mais avec les bougies neuves, la voiture refuse de démarrer. Avec Igor, on se gratte la tête. Aurais-je mal remis la tête du distributeur ? Je vérifie. Impossible de se tromper, elle ne s’enclenche que dans une seule position. Et puis, une idée saugrenue me vient : et si j’avais inversé l’ordre des câbles ? Le cylindre ‘1’ n’est peut-être pas le plus proche de moi, mais celui le plus en avant de la voiture ? Je change donc les câbles de 4-3-2-1 en 1-2-3-4, m’installe au volant et, bien sûr, la ‘Petite’ démarre immédiatement dans un grondement de tonnerre, le tuyau d’échappement flexible s’étant complètement ouvert une fois de plus. J’entends jusqu’ici éclater de rire les copains de ‘Gazoline’ – voilà un mec qui part jusqu’à l’autre côté du monde sans connaître le B-A-BA de sa 4CV !
Pendant que nous étions garés sur le bord de la piste, une énorme 4×4 remplie de Mongols s’est arrêtée à notre hauteur, et une fille nous a demandé dans un Anglais impeccable si nous nous y connaissions en électricité automobile, car leur deuxième voiture était bloquée un peu plus loin, refusant de démarrer. Je suis loin d’être un as de la mécanique, je viens d’en donner la preuve avec l’histoire de mes câbles de bougie, mais par politesse j’avais promis de jeter un coup d’œil sous le capot de la Toyota Landcruiser immobilisée. Heureusement, les Mongols avaient localisé eux-mêmes vaguement l’origine de la panne. Quelque part dans le fouillis de câbles et de fils partant de la batterie vers un relais, il devait y avoir un faux contact, car en les tripotant, parfois la voiture donnait un signe de vie éphémère. Je suis équipée pour ce genre de petits problèmes. Intellectuellement c’est encore tout juste à mon niveau et je possède un multimètre. Je mesure donc la résistance de chacun des fils suspects, et constate qu’au niveau d’une boîte qui sert à je ne sais quoi, le courant ne passe plus. Du ventre de la ‘Petite’, je sors alors un bout de fil électrique, je fais un pontage et hop!, l’Européen dans sa drôle de petite bagnole a fait un miracle : les six cylindres de la Toyota se mettent en route au premier tour de clef. Une douzaine de Mongols vient me serrer la main, on m’offre une grande bouteille de vodka ‘Ginghis’ que je refuse poliment, mais puisqu’ils insistent elle finit par trouver sa place à l’arrière de la 4CV. Je me suis fait des amis, on fait une photo de groupe, on échange des cartes de visite. Le propriétaire du véhicule travaille au Ministère de l’Intérieur. « En cas de problèmes à Ulaanbaatar, n’hésitez pas à me passer un coup de fil ! » On ne sait jamais…
Avec tout ça, on a perdu pas mal de temps. Le camp de ghers au lac ne nous a pas permis de faire trop de toilette et l’on rêve tous d’une douche. C’est pour cette raison que nous avions projeté de passer la nuit dans un hôtel de Tsetserleg. Mais c’est encore loin et la route n’est pas facile.
Le niveau d’eau des gués que nous avions passés à l’aller est encore monté avec les pluies récentes, et les franchir avec la ‘Petite’ si basse sur pattes devient sportif, comme du temps des pionniers d’il y a un siècle.
Les paysages sont toujours grandioses sous un ciel devenu bleu à nouveau (photo 111). Et nous ne finissons pas de croiser d’énormes troupeaux de bétail, convoyés par des Mongols sur leurs petits chevaux.
C’est la nuit lorsque nous arrivons enfin à Tsetserleg. Nous nous installons dans un hôtel aux chambres énormes mais spartiates. Les passagers de la Mitsubishi m’annoncent qu’ils ont ramassé mon pot d’échappement que j’avais perdu sans m’en rendre compte. Tout le monde est fatigué et à cran, la communication entre les trois Sibériens et les quatre Européens n’est plus au top non plus. Il y en a qui font la gueule. Marie-Xavier a sa tête des mauvais jours.
La tuyauterie de la salle de bains est d’une complexité digne d’une raffinerie de pétrole. Mais au bout de dix minutes, l’eau chaude finit par arriver quand même. Ah ! Une douche ! Enfin ! Et un lit bien mérité.
Lundi 28 juillet 2008
Au petit déjeuner, tout le monde a retrouvé la bonne humeur. Les quatre femmes partent à la découverte de Tsetserleg, Igor et Slava s’occupent de mettre de l’ordre dans le minibus et moi, je me rends chez le mécanicien juste à côté de l’hôtel. C’est, comme à Karakorum, un atelier de plein air, où un vieux as avec du vieux matériel me soude, du mieux qu’il peut, le pot arraché et le tuyau effiloché. Tout cela accroupi dans le sable, où écrous et rondelles se perdent joyeusement parmi les cailloux.
Je procède moi-même au remontage, car je veux assurer, avec des morceaux de fil de fer ramassés dans la cour, la fixation de l’ensemble. Ce faisant, je constate que les vibrations n’ont pas seulement eu raison de l’échappement, mais aussi de l’admission. Le beau tuyau flexible en alu s’est fendu à plusieurs niveaux, y compris juste avant le carburateur. Le remède est alors pire que la maladie, le moteur avalant de l’air non filtré. Je décide donc d’abandonner le tuyau à Tsetserleg et je remonte le filtre à air, encore propre, à sa place habituelle : directement sur le carburateur. Comme me l’avait fait remarquer Fabien Hamm, qui avait fait Pékin-Paris à bord de sa ‘Vieille Dame’, dans son commentaire sur mon blog, il n’avait pas eu trop de problèmes de filtre et mon tuyau lui paraissait exagéré. Mais bon, il n’avait pas de moteur arrière, lui… On verra bien ce que ça donne.
Je passe l’après-midi entier à la poste désormais familière de Tsetserleg, à essayer de mettre à jour un peu le journal de bord.
Nous quittons la ville en fin de journée. Au bout d’une quarantaine de kilomètres de piste caillouteuse, nous nous arrêtons au bord d’une petite rivière. Les deux Russes vont pouvoir pêcher tandis que j’en profite pour laver la ‘Petite’, terriblement poussiéreuse. Terriblement poussiéreux, le filtre à air aussi ! En quelques dizaines de kilomètres de piste, et ce n’était même pas la pire qu’on ait vu, il s’est totalement encrassé ! Alors qu’il était resté propre durant les 1600 km précédents… Que tous les 4CV-istes du monde entier se le disent : sur piste poussiéreuse, il faut monter impérativement le filtre à l’avant du toit. Ça marche ! Avec un bisou amical pour Fabien !
Mardi 29 juillet 2008
Nous retournons vers l’Est par une route légèrement plus au nord que celle de l’aller. On rencontre même un panneau indicateur qui anticipe sur la nouvelle route en construction.
Les indications routières sont quasiment inexistantes dans ce pays, ce qui rend la navigation extrêmement difficile, surtout avec les multiples tracés parallèles pour chaque route.
À l’approche du Temeen Chuluuny davaa (= col), nous traversons des collines fleuries à l’infini avec des liserons et des chardons.
La route est un simple chemin de sable qui serpente à travers le paysage. Deux petites silhouettes apparaissent dans cette chaude solitude. Ce sont nos amis cyclistes Romuald et Arthur, rencontrés peu avant la frontière russo-mongole il y a deux semaines. Chaleureuses retrouvailles. Ils ont un pneu crevé, mais maintiennent toujours un moral d’acier et la bonne humeur. Ils iront loin, nous n’en doutons pas…
Nous faisons escale dans la petite localité de Ogiynuur pour déjeuner. Sur la petite place poussiéreuse, un déferlement soudain d’adolescents ivres et agressifs sur des motos chinoises pétaradantes… et des chevaux, curieux mélange de l’ancien et du nouveau. Il y en a même un qui me menace avec son fouet.
Ils disparaissent comme ils sont venus, nous laissant seuls avec des habitants plus paisibles.
La route mène au Hogshin Orkhon gol (= fleuve ), dont les méandres coulent tranquillement à travers une plaine grasse. Depuis la berge, qui surplombe le fleuve en contrebas, la ‘Petite’ et les trois femmes surveillent Igor et Slava en train de pêcher. Alors que le premier perd lignes et cuillères, le second attrape plusieurs poissons-chats énormes, qui finiront dans notre assiette le soir.
Comme nous venons également de franchir les 15.000 km depuis Paris, je me rends vers une famille mongole qui pique-nique un peu plus loin. Mon témoin cette fois est un berger de 28 ans nommé Gerelmaa.
Une jeune et belle femme qui répond au nom exotique Altanchimeg fait la cuisine sur une poêle métallique, ustensile dont les Mongols ne se défont jamais. Chauffée au bois dans les régions forestières, celle-ci est alimentée avec des crottins de cheval séchés. La 4CV reçoit la visite enthousiaste de toute la bande, qui y prend place à tour de rôle. Ce n’est qu’après notre départ que je découvrirai que ma hache a disparu de dessous mon siège…
Notre journée se termine dans un camp de ghers très propres sur les bords du Ogiy Nuur (= lac), avec un bâtiment sanitaire et un restaurant également très classe. On nous y prépare le poisson capturé par Slava et la journée se termine autour d’une bonne bière fraîche.
Mercredi 30 juillet 2008
Au petit matin, bon petit vent pour le ‘Fled’ et de jolis ghers dans une lumière basse avec de belles ombres. J’en profite pour faire quelques photos KAP.
Les jeunes qui s’occupent du camp sont des étudiants d’Ulan-Bator, qui ont ici un job d’été. Ils sont adorables et comme partout, admirent la ‘Petite’ et le dessin sur son capot. On se remet en route. La 4CV traverse sans rechigner une région de collines.
La piste est poussiéreuse et parsemée de cailloux, mais dans l’ensemble relativement facile.
Par contre, le filtre à air qui a retrouvé sa place ‘classique’, est à nouveau totalement obstruée de poussière en quelques dizaines de kilomètres de piste. Je suis obligé de procéder à l’échange de filtres sous le regard curieux d’un cavalier qui passait voir quel était cet étrange véhicule.
Sur le côté de la piste passent d’autres cavaliers avec un troupeau de chevaux semi sauvages, qu’ils convoient je ne sais où. Ils avancent bien plus vite dans la steppe que nous sur la piste. Une scène qui semble tirée directement d’un film de cow-boys. Le bruit de ces dizaines de chevaux, leurs sabots, leur respiration, les cris des cavaliers, tout cela est bien impressionnant et paisible à la fois. J’ai l’impression de remonter dans le temps.
Parlant de temps : il est très changeant en Mongolie, on l’a déjà vu à quelques reprises. On passe plusieurs fois par jour du calme plat à la tempête, du soleil à la pluie, du ciel bleu aux nuages, de la chaleur au froid. Même la direction du vent change allègrement. Soudain, des nuages noirs s’accumulent dans le ciel et l’on voit les éclairs d’un orage au loin.
Un panneau indicateur exotique indique la direction de la ville de Mogod, à quelque quatre-vingts kilomètres au Nord. Je m’arrête pour prendre en photo ce panneau étrange. Je n’avais pas prêté attention à la voiture blanche garée juste à côté. « Tiens – fait Martine, qui est montée dans la 4CV pour cette étape – c’est une bagnole française. » Nous nous rendons à la Citroën Xantia immobilisée. Un homme seul est installé au volant, qui n’en sortira pas durant les quelques minutes de notre entretien. Il porte la barbe et a les cheveux ébouriffés. Dans sa bagnole, il y a un foutoir et une crasse pas possibles. Ce navigateur solitaire s’appelle Yves Dumont et il est en train de se taper Angers Ulan-Bator aller-retour en passant par les républiques d’Asie Centrale. Très belle performance, mais le type semble être resté seul trop longtemps et il a du mal à communiquer civilement avec nous. Pourquoi il est seul ? « Ça évite les problèmes » Retournera-t-il par la Sibérie ? « Non, cette route, je l’ai déjà faite trop souvent » Qu’est-ce qui pousse cet homme à faire des kilomètres ? Est-ce un routier retraité nostalgique du long cours ? Fuit-il une réalité insupportable ? On ne le saura pas. Il reste installé derrière son volant, sans venir saluer la ‘Petite’, ne nous dit quasiment rien, puis lance un « Bon, je continue. » On lui souhaite bonne route. Quand même ! La Citroën s’éloigne dans un nuage de poussière. Oiseau étrange, cet Yves. J’aimerais bien connaître son histoire…
Pendant ce temps-là, j’affronte d’autres problèmes. Le tuyau d’échappement spiralé, soudé à Tsetserleg, commence une fois de plus à s’ouvrir progressivement. Et la fuite d’huile à repris : à un moment donné, je suis obligé de remettre un litre au bout de 25 kilomètres seulement ! Et l’endroit de la fuite n’est toujours pas tout à fait clair, même s’il me semble que c’est en bout de vilebrequin. La piste réserve des surprises, qu’il faut à chaque fois négocier avec prudence. Parfois, c’est un tronçon très caillouteux, ou alors c’est un vieux pont de bois vermoulu, sur lequel il faut louvoyer entre les trous, là où les planches n’ont pas résisté au poids des camions.
Je pense au vieux pont sibérien, qui s’effondra sous le poids de l’Itala du comte Borghese, il y a 101 ans… Une variante mongole sur la phrase « Rien ne se perd, tout se transforme » pourrait être « Tout se casse, rien ne se répare » ! Valable pour la Russie, également. C’est le mal le plus commun dans ces deux pays vétérans du communisme.
Nous faisons une halte aux ruines de Khar Balgaz (= château noir), l’ancienne capitale du khanat d’Uighur, qui dirigea la Mongolie entre 745 et 854. Les murs, très jolis dans leur détail, tiennent toujours bon, après environ 1250 ans. Le réservoir d’essence de la 4CV étant presque vide, nous nous arrêtons à Dashinchilen, où la pompe est hors service, faute d’électricité. Pourvu que la ‘Petite’ tienne jusqu’à Bayannuur, 30 kilomètres plus loin… Dans Dasinchilen, un bâtiment qui a dû être décoratif un jour, tombe gentiment en ruine (photo 138). Au-dessus de la porte, des lettres cyrilliques annoncent ‘Baga Sourgoul’ (École Primaire). Tout se casse, rien ne se répare…
Quand nous nous approchons de la ville de Lun, avec ses belles montagnes, nous bouclons la boucle de notre périple dans le Nord et l’Ouest du pays. On a déjà environ 2200 kilomètres de pistes mongoles à notre effectif. La ‘Petite’ a tout donné et énormément souffert. Elle a bouffé la poussière, reçu mille coups bas, traversé les prairies, le sable et les gués.
Sans parler de ces dénivellations que je suis obligé de franchir parfois, en diagonale pour pas que le bas de caisse touche, et où elle ne tient plus que sur trois roues. Le châssis est déformé à coup sûr… On la sent sur le point de craquer. Arrivera-t-elle, comme prévu, à la frontière chinoise ? Il m’arrive d’en douter…
Nous établissons notre camp quelques kilomètres après Lun dans une belle prairie au pied de la montagne. On se couche sereinement. Quelques heures après, c’est l’orage, le vent soufflant avec violence. Je sors en catastrophe pour assurer les fixations de la tente, puis me rendors. Martine et Marie-Jeanne sont moins fortunées. Leur tente s’aplatit carrément sur elles et elles sont obligées d’aller chercher refuge dans le minibus, où Slava dort comme d’habitude. Nuit agitée…
Jeudi 31 juillet 2008
La journée commence de façon plus paisible que la nuit. Je profite du vent pour faire quelques photos aériennes de ce qui reste du campement.
J’essaye, en vain, de rafistoler le tuyau d’échappement avec du métal découpé dans une cannette de bière. Je finis par attacher comme je peux l’échappement avec des bouts de fil de fer récupérés en route.
La dernière centaine de kilomètres qui nous sépare de la capitale Ulaanbaatar est de nouveau un réseau de pistes très poussiéreuses, un vrai dédale avec des montées et des descentes ressemblant aux montagnes russes (en Mongolie !). La ‘Petite’ vrombissante à cause de l’échappement béant, bouffe, une fois de plus son lot de poussière et au bout de vingt kilomètres le filtre à air est à peine reconnaissable.
C’est dans cet univers poussiéreux que nous voyons venir à notre encontre deux Renault R20, dont l’une arbore fièrement le tricolore français sur son capot. Nous faisons connaissance de Dina Cavaco, Philippe Blanchoz et Guy Lallement, qui ont convoyé ces deux voitures en Mongolie avec une quatrième personne, repartie en avion ce matin. Ils laisseront les deux vieilles (25 ans) mais très fiables Renault à une organisation humanitaire. Fidèles lecteurs de ‘Gazoline’, Philippe et Guy sont ravis de faire connaissance de la ‘Petite’ en chair et en os ! On se photographie mutuellement. Ils ont fait Sens-Ulaanbaatar en deux semaines, et font donc partie des fous de la route que nous avons rencontrés.
Juste avant Ulaanbaatar, il y a une station essence avec un bon restaurant. Nous y déjeunons copieusement, le tout arrosé de bière fraîche bien méritée, qui lave la poussière qui s’est accumulée dans nos bouches. Mais il y en a partout: les yeux, le nez, les oreilles… Vivement une bonne douche ! C’est en fin d’après-midi que nous rentrons dans la capitale mongole. Le trafic y est intense et chaotique. Slava nous précède jusqu’à l’appartement qu’il a réservé pour deux nuits, en plein centre ville. Il est spacieux et propre. On s’installe, chacun prend sa douche. La ‘Petite’ est garée dans un parking gardé tout proche.
Dans deux jours, les trois ‘M’ rentreront en Europe via Ulan-Ude et je serai seul avec la 4CV pour la dernière, la plus difficile étape : le Gobi.
Vendredi 1er août 2008
Pendant que les autres font un peu de tourisme et de shopping, je traverse Ulaanbaatar en long, en large et en travers, guidé par un jeune Mongol, Esukhei, qui parle bien l’Anglais (et le Russe, et le Chinois !). Mission numéro un : faire réparer l’échappement. Nous n’avons aucun mal à trouver un soudeur, qui, à partir d’un tuyau d’échappement récupéré sur une autre voiture, me fabrique une pièce sur mesure. Ça a l’air solide ! Mission deux : trouver une bonne huile plus visqueuse pour refaire mes pleins régulièrement. Impossible d’en trouver. Je rachète donc un nouveau bidon de 4 litres d’huile Sibnepht. Par contre, avant d’affronter le Gobi, il est absolument indispensable de réinstaller le filtre à air sur le toit. Mais trouver un tuyau souple de 5 cm de diamètre à Ulaanbaatar se révèle être une mission impossible. Un tuyau d’aspirateur serait l’idéal, mais Esukhei m’assure que cela ne se vend pas séparément, comme chez nous, et qu’il faudrait que j’achète un aspirateur entier. J’ai des doutes, mais je me rabats donc sur un tuyau de machine à laver – diamètre 3,5 cm – et je raccorde avec du ruban adhésif.
L’après-midi, tri du matériel : les affaires qui repartiront en Europe demain avec les trois femmes, et celles que je garderai pour l’ultime étape. C’est la quadrature du cercle : essayer d’alléger le plus possible la voiture et en même temps rester opérationnel pour le camping et la photo…
Le soir, dîner avec Françoise et Pascal, que nous avons retrouvé, et Naraa et son mari Ganaa. Il est convenu que nous nous rendrons encore ensemble à un Naadam, organisé pour célébrer les 70 ans d’existence des Chemins de Fer Mongols. Une affaire entre Mongols et pas du tout touristique. Cela nous tente assez.
Samedi 2 août 2008
Avant de partir d’Ulaanbaatar, je profite d’un excellent café Internet à haut débit proche de notre appartement pour mettre le récit de quelques jours sur le site. Je cherche la ‘Petite’ dans son parking, puis c’est le va-et-vient dans les escaliers (quatre étages !) avec les sacs et les caisses, qui s’entassent dans le minibus pour ceux qui repartiront à Ulan-Ude et dans la 4CV pour moi. Ce faisant, la clef de l’appartement casse dans la serrure, et Igor et moi passons un temps fou à essayer d’ouvrir la porte. En vain. Finalement, c’est notre alpiniste attitré qui passe du balcon des voisins dans notre appartement et ouvre de l’intérieur. La propriétaire, pas commode, exige réparation. Tout le monde est énervé, je suis en nage ; Pascal, Françoise, Naraa, Ganaa et leur chauffeur Puudjee attendent en bas… Igor, pour qui le Naadam n’a pas beaucoup d’intérêt (il y en a plein en Bouriatie), décide de rester à Ulaanbaatar avec Sveta pour réparer la serrure. Slava les récupérera après le Naadam. Nous voilà donc partis enfin, en convoi. La voiture des Belges et des Mongols en tête, la ‘Petite’ derrière, le minibus en lanterne rouge. À nouveau vingt kilomètres de piste vers l’Ouest. On arrive dans une prairie où se sont installées la foule et les tentes pour la fête.
Il y a des buvettes et des stands où l’on vend de la viande cuite à l’étuvée sur des pierres brûlantes dans un fut métallique. Partout, les enfants font voler de petits cerfs-volants. Il y a une scène où l’on chante des chansons venues d’un autre temps et où des danseurs en costumes multicolores figurent des scènes guerrières. Beaucoup de personnes sont en costume traditionnel et l’on sent partout la joie et la fierté d’être Mongol.
Mais le Naadam, c’est avant tout une série de compétitions sportives. La course de chevaux est l’un des eriin gurvan naadam (= les trois sports virils) traditionnels. Les jockeys sont en général des gamins qui ont entre 5 et 12 ans et la course couvre 15 ou 30 kilomètres.
Les deux autres sports sont le tir à l’arc…
la lutte…
et un curieux jeu d’adresse appelé khasaa kharvalt (tir de l’osselet)…
Il est temps de se mettre en route, pourtant. Marie-Xavier monte pour une dernière fois avec moi dans la ‘Petite’, jusqu’à l’entrée d’Ulaanbaatar. Là, nos chemins se séparent. Les trois femmes et Slava partent en ville récupérer Igor et Sveta, après quoi ils reprendront la route du Nord. Ils dormiront en route quelque part, pour arriver à Ulan-Ude demain, où les trois Européennes reprendront l’avion destination Moscou, Zurich, Luxembourg. Nos deux Belges sympathiques avec qui nous avons facilement lié d’amitié, repartent en voiture avec Ganaa et Puudjee, et passeront encore quelques jours dans les environs de la capitale avant de repartir en Europe à leur tour.
Naraa monte dans la ‘Petite’. C’est parti pour le dernier round ! Nous devons traverser Ulaanbaatar d’Ouest en Est. Un véritable calvaire. Circulation folle, dans le bruit, la poussière et une chaleur d’enfer. Les trous dans le bitume semblent avoir pour unique but d’arracher une roue à la pauvre petite voiture déjà si fatiguée. Le minibus nous dépasse, on se sourit une dernière fois derrière les vitres poussiéreuses, et puis il disparaît dans la circulation. Depuis les voitures qui nous dépassent des bras s’agitent, et l’on nous prend en photo comme à l’accoutumée. Naraa s’habitue vite à son nouveau vedettariat, et l’on commence à discuter ensemble.
Son prénom complet est Naraagerel, qui signifie ‘lumière du soleil’. Originaire des montagnes à l’Ouest du pays, elle a 45 ans et enseigne le Russe et l’Anglais à l’Université. Son mari, Gantumur (‘Ganaa’), est prof d’économie. Ils ont deux enfants. Une fille de 18 ans, Tserennadmid (‘Nadya’) et un fils de 17 ans, Nyam-Ochir (‘Nya’). Le but essentiel de sa vie est d’élever ses enfants dans le respect de la société et de la nature. Afin de leur offrir la meilleure vie possible, pendant l’été, Naraa travaille comme guide touristique. C’est dans cette qualité que je l’ai connue. Elle a quelques hobbys également : la cuisine, la lecture et l’aventure. Elle va être servie !
Je lui demande si elle connaît bien le Sud où nous nous dirigeons. Car je sais que nous ne rencontrerons pas de panneaux indicateurs. «Non, me répond-elle, mais je demanderai chaque fois que c’est nécessaire.» Ah bon ! Cela commence déjà en ville, d’ailleurs, où la direction du Sud, la seule route menant à la frontière chinoise, n’est même pas indiquée…
Nous voilà enfin sortis de l’enfer urbain. La route, truffée de trous et de rigoles, traverse la rivière Tuul Gol, dans laquelle se baignent des enfants. À Nalayh, à une trentaine de kilomètres de la capitale, une bifurcation. Nous prenons la A0101, l’autoroute du Sud. Et en effet, la route à double voie qui traverse maintenant des montagnes pelées est parfaitement lisse. Plus de trous, plus d’ornières ! La ‘Petite’ ronronne d’aise en montant vers le col Hooltyn Davaa. Nous redescendons dans une lumière dorée qui enflamme les collines.
Peu avant la ville de Bayan, nous quittons la route pour dresser notre tente à côté d’un petit campement de ghers, où vivent quelques familles avec leurs troupeaux de vaches, de moutons et de chèvres. Tout le monde vient voir notre curieuse petite voiture. Naraa m’assure qu’une tente pour deux suffit : pas la peine de monter une deuxième, dans les ghers tout le monde dort ensemble également, elle a des origines campagnardes et elle a l’habitude. Le réchaud ronronne, le thé est préparé. Nous mangeons des pâtes sauce tomate. Il y a plus exotique, mais ça cale. Je laisse Naraa s’installer tranquillement avant de rentrer dans la petite tente à mon tour. Habitude vite prise et respectée tout au long de notre périple. Nous nous souhaitons bonne nuit. Dehors, on entend les bêtes et les voix des voisins dans leurs ghers. Dans le noir, un homme – ivre d’après Naraa – vient poser des questions. Naraa l’envoie paître. Je m’endors.
Dimanche 3 août 2008
Je suis réveillé par la lumière cuivrée du soleil qui tape sur la tente et le ronflement de Naraa à mes côtés. Étrange de se réveiller aux côtés d’une femme inconnue et exotique. Je contemple son visage asiatique à la peau brune, les fentes de ses yeux bridés, son épaisse tignasse noire. Je me lève et commence par me laver avec le brumisateur pour plantes qu’on avait acheté sur un marché. Un excellent moyen pour se laver en consommant un minimum d’eau. Naraa se lève à son tour et prépare le petit-déjeuner. Elle est rapide et efficace.
Pendant que nous remballons nos affaires et que les caisses retrouvent leur place sur le toit de la ‘Petite’, nos voisins d’une nuit viennent nous inviter pour une tasse de thé. Ambiance chaleureuse dans le gher, Naraa se fait l’interprète entre les paysans mongols et l’Européen, et tout le monde rit beaucoup. On boit du thé au lait, légèrement salé. Je redoutais cette boisson traditionnelle, mais découvre qu’en fait c’est une boisson très agréable. Par contre, les aaruul, petits ‘gateaux’ de fromage séché, sont absolument immangeables pour mes papilles gustatives européennes. Je profite du fait que je vais chercher mon appareil photo dans la voiture pour m’en débarrasser de façon discrète.
Alors que je fais plusieurs photos à l’intérieur, un homme demande à une jeune fille de chercher sa casquette qu’il ne trouve pas et finit par s’épingler deux décorations sur sa veste. Il me tend fièrement deux petits livrets rouges datant de l’ère communiste, correspondant à ses décorations du mérite comme employé de la Poste. Nostalgie de temps meilleurs… et des lendemains qui ne déchantaient pas encore.
Juste avant de prendre congé de cette famille simple et chaleureuse, un cavalier ramène un cheval capturé à l’aide d’un ‘lasso’ mongol, une longue perche avec une corde à nœud coulant au bout. Sa dextérité est extraordinaire, comme celle de tous les cavaliers que j’ai observé dans ce pays, où chacun semble naître avec un cheval sous les fesses.
Nous reprenons la route, ruban de goudron parfait déroulé sur les collines. C’est la meilleure route rencontrée depuis la traversée de l’Allemagne, l’an dernier ! Il faut en profiter, car le bitume s’arrêtera après la ville de Tchoyr.
Aux environs de Bayantal, de curieuses constructions au loin attirent mon attention. La ‘Petite’ quitte la route et traverse la steppe pour voir cela de près. Il s’agit d’une des anciennes bases aériennes soviétiques dont le pays est truffé. La Mongolie était une zone tampon entre les deux superpuissances URSS et Chine. Nous découvrons des abris pour chasseurs, une tour de contrôle délabrée et toute une ville fantôme où vécurent des centaines de militaires et leurs familles. Quelques ghers sont plantés au milieu des gravats. Des monuments rappellent le rôle essentiel des soldats soviétiques dans la ‘Pabieda’ (Victoire) de la grande guerre patriotique 1941-1945. Un chasseur MiG-21, immobilisé à jamais sur son socle de béton, dresse son nez vers le ciel, souvenir de la guerre froide. Il fait penser à une vieille boîte à conserves dont les étoiles rouges sur les ailes finissent de pâlir sous le soleil mongol. Ce sera le dernier vestige des folies guerrières que je contemplerai au cours de ma longue route.
À Tchoyr, petite ville écrasée sous la chaleur du désert, je me fais couper les cheveux. Ensuite, Naraa trouve un petit restaurant qui dispose également d’une salle de douche. Nous mangeons une bonne viande et nous prenons une douche qui fait un bien fou. À quand la suivante ?
Quand nous reprenons la route, entre Shiveegovi et Dalanjargalan, de curieux nuages noirs et jaunes s’amassent au loin. En les observant s’approcher à grande vitesse, je me rends soudainement compte qu’il doit s’agir d’une tempête de sable. Puis elle est là, et la ‘Petite’ tremble sur ses quatre roues. Les grains de sable frappent la carrosserie comme de la grêle. La poussière s’infiltre partout. C’est effrayant ! Le sable, mélangé à de la pluie, s’abat sur le pare-brise et y forme une croûte rouge à travers laquelle nous ne voyons plus rien. Quand le plus fort de la tempête est passé, je m’aventure dehors pour prendre quelques photos. Le sable me fouette le visage. Quand je reviens au galop à la voiture, j’ai des croûtes de boue dans les yeux et les narines.
Puis le soleil revient. Je nettoie le pare-brise sous un ciel bleu et nous reprenons la route comme si rien ne s’était passé.
La route longe le chemin de fer transmongolien, et il y a des petites gares tous les 10 à 20 kilomètres environ, qui servent moins à embarquer des passagers, presque personne ne vivant dans ces contrées désertiques, qu’à l’entretien de la voie et des clôtures destinées à empêcher le bétail de s’y aventurer. Nous nous arrêtons à la suivante. Une femme simplette est installée dehors sur un sofa. Elle semble regarder l’infini et attendre un train qui n’arrivera jamais. Quelle vie d’ennui dans ces petites gares isolées ! Lorsqu’il y a une gare, il y a de l’eau. Nous nous rendons au puits, où nous remplissons nos bidons en vue du prochain campement. Notre douche de midi est déjà oubliée et nous sommes couverts de poussière. On aura besoin de faire un brin de toilette avant de se coucher ! Soudain, au delà de la voie de chemin de fer, je vois une deuxième tempête de sable qui s’avance vers nous. Cette fois-ci, je veux photographier et filmer le phénomène alors qu’il battra son plein. Le temps de monter la caméra vidéo sur son trépied et de fourrer le petit appareil photo digital dans ma poche, la tempête s’abat déjà sur nous. Naraa reste bien à l’abri dans la voiture. Le sable et la poussière me fouettent avec la force de l’ouragan. Je n’arrive presque plus à respirer et je suis complètement aveuglé. Je photographie et je filme au jugé, puis je me précipite vers la 4CV. On attend la fin de l’intempérie avant de reprendre la route.
Dix minutes plus tard, une troisième tempête de sable nous rattrape. La visibilité est réduite à deux ou trois mètres seulement et il est impossible de voir la piste. Une fois de plus, je tente de filmer et photographier cette force de la nature qui enveloppe la ‘Petite’. Quand la tempête nous a dépassé et s’éloigne, je me rends compte que la poussière a eu raison de l’appareil photo et de la caméra vidéo. Le système de fermeture d’objectif des deux est hors service, ce mécanisme étant visiblement trop sensible à la poussière. Quel dommage…
C’est toujours sous un ciel de plomb que nous arrivons à Dalanjargalan, où nous trouvons un petit hôtel avec ce que nous désirons le plus au monde : une douche au bout du couloir ! Nous déchargeons tout le matériel de la ‘Petite’ et entassons caisses et sacs dans notre petite chambre. Naraa lave nos vêtements imprègnés de poussière. À tour de rôle, nous prenons notre douche. Nous sortons le pain et ouvrons une boîte de sardines et un pot de cornichons. Naraa sort de la chambre et revient avec de l’eau bouillante. On prépare le thé et puis nous dînons, chacun assis sur le bord de son lit. Nous nous endormons pendant que la tempête continue de gronder dehors et fait trembler les fenêtres sales.
Lundi 4 août 2008
Quand nous quittons Dalanjargalan, le temps est au beau fixe. Le moral aussi. Nous traversons la petite ville d’Ayrag. Devant nous, le Gobi étend une plaine infinie de sable caillouteux avec des petites dunes. Cela me fait penser au Tanezrouft dans le Sud algérien.
Le ciel est bleu uniforme, aucun nuage menaçant ne pointe à l’horizon, et la tempête de sable d’hier s’est mué en brise soutenue, l’idéal pour sortir le cerf-volant et faire quelques prises de vue aériennes.
Le long de la piste, un occasionnel squelette de cheval ou de vache nous rappelle les dangers du désert, mais à part ça tout baigne et nous progressons bien. La ligne de chemin de fer est loin sur notre gauche. Nous ne rencontrons aucun véhicule, et j’ai le vague sentiment qu’on aurait plutôt dû se trouver à l’Est du Transmongolien qu’à l’Ouest… Mais bon, tôt ou tard toutes les pistes se rejoignent.
Le sol est parsemé de cailloux multicolores, que Naraa collectionne à chaque arrêt.
Je constate aussi que la ‘Petite’ commence à porter les cicatrices du voyage. L’enjoliveur Robri de l’aile arrière droit s’est fendu sous l’impact d’une pierre, le support métallique du claxon droit n’a pas résisté aux vibrations – ce dernier est maintenu en place avec un sandow.
En descendant une pente et en prenant un peu de vitesse pour aborder la colline suivante, je vois trop tard le sable fin qui s’est accumulé en bas. Les freins de la 4CV fonctionnent mal depuis des milliers de kilomètres. Pas moyen de nous arrêter avant le piège. La seule option : accélérer à fond et franchir le bac à sable à la vitesse et à l’inertie. Je l’ai déjà fait des dizaines de fois. Mais cette fois-ci, le sable est trop fin et trop profond, la distance à couvrir trop longue… La ‘Petite’ échoue en douceur dans l’étreinte du sable brûlant, qui lui monte jusqu’au ventre. En moins poétique : on est ensablé, et même sérieusement, au milieu de nulle part. Soudain, le beau désert du Gobi est devenu un piège. Mais nous avons 20 litres d’eau sur nous, de quoi tenir le coup un ou deux jours…
Je commence par détacher la pelle du toit. Il faut dégager le sable sous toute la longueur de la voiture et un peu devant. Cela prend un bon bout de temps et beaucoup d’énergie. Le soleil tape dangereusement et j’enveloppe ma tête dans un chèche. Bientôt j’ai la bouche complètement sèche et il faut boire pour me laver de la poussière que je respire en pelletant. Je dégage le sable avec la pelle et les mains, debout, à genoux, allongé sur le ventre… Au bout d’une bonne demi-heure de travail, mon dos fait terriblement mal. Ça y est ! Je pense qu’on peut essayer de repartir. Je lance le moteur, Naraa se cabre derrière la ‘Petite’ pour la pousser. La voiture avance… d’un mètre, avant de s’enliser à nouveau. Des yeux, je mesure la distance jusqu’à la pente caillouteuse où la voiture pourra reprendre ‘pied’… Une dizaine de mètres. Cinq heures de boulot au bas mot. Si je tiens le coup dans cette fournaise…
Naraa a une autre idée. Une colline caillouteuse se trouve entre notre endroit de perdition et la ligne du Transmongolien. De son sommet, on a vu une voiture passer sur une autre piste, près du chemin de fer, à un bon kilomètre de là où nous sommes. Elle veut y aller, arrêter la première 4×4 venue et demander qu’on nous tire, littéralement, de ce mauvais pas. L’idée me semble bonne, mais je lui conjure de ne pas s’aventurer plus loin. Du haut de la colline, je vois sa petite silhouette s’éloigner. Au bout d’un bon quart d’heure, elle est arrivée à l’endroit convenu. Elle attend. Moi aussi.
Aucune voiture n’arrivant, je décide de tenter de m’en sortir tout seul. Je retourne à la voiture, dégage le sable une fois de plus, descends les cantines rouges du toit, et j’installe les tapis de désensablement devant les roues arrière. Je démarre et j’arrive à gagner un mètre de plus. Je répète la manœuvre, ma langue est de cuir. Je suis épuisé, mais je sais que s’il le faut, on s’en sortira comme ça, ce soir, à la fraîche. Je retourne à mon poste d’observation. Naraa attend toujours, bredouille, mais je vois qu’elle est sur le point de traverser le chemin de fer. Elle cherche visiblement un passage facile à travers les barbelés. À mon tour, je dévale la pente pour la rejoindre, abandonnant la ‘Petite’ en plein milieu du désert. Naraa a remarqué que les seuls (et rares !) véhicules à circuler passent de l’autre côté de la ligne, près de la nouvelle route en construction. C’est là où elle veut se rendre, pour demander de l’aide. Je donne mon accord pour cette solution et retourne vers la voiture. Au bout de quinze minutes de marche, j’ai le sentiment que j’aurais dû voir la ‘Petite’… Or, il n’en est rien ! Je tourne en rond au milieu des collines, la panique au ventre, avant de l’apercevoir enfin dans son creux. Même étant tout près, on peut la perdre de vue ! Arrivé à la voiture, j’engloutis un demi-litre d’eau.
Puis je décide de lancer le petit Flowform, l’un des cerfs-volants destinés au KAP, pour que Naraa puisse repérer la 4CV sans problème à son retour.
Juste quand je suis sur le point de lancer le deuxième cerf-volant, trois silhouettes apparaissent en haut de la colline. C’est Naraa qui revient avec deux ouvriers chinois qui travaillent sur le site de construction de la nouvelle route. Elle leur a promis 20.000 tögrög (12 euro) s’ils arrivent à nous sortir de là. Pour moi, un petit prix à payer, pour eux, probablement une semaine de salaire !
Avec leur aide, on décharge complètement la ‘Petite’, ils manient pelle et mains pour dégager le bas de la voiture, on installe les tapis de désensablement, je lance le moteur… et on gagne deux mètres. Pourtant, la tentative suivante est la bonne et c’est avec un soupir de soulagement que je sens les roues mordre sur le sol plus dur. Les deux Chinois apportent tout le barda, on recharge la voiture, on échange tögrög et sourires, ils reçoivent un sac de biscuits en prime, braves Chinois, brave ‘Petite’, mais surtout j’admire le courage, la détermination et la force de Naraa, qui s’est quand même tapée une sacrée trotte sous le soleil brûlant. Quand je lui en parle, alors que nous reprenons la route, elle hausse les épaules : « Je suis originaire des montagnes de l’Ouest. J’en ai vu d’autres… »
L’incident m’a appris deux choses. D’abord de me méfier des dépressions où le sable peut s’accumuler. Cela paraît évident, mais je n’y avais pas pensé auparavant. Ensuite, que la circulation est quasi inexistante ici, même si on se trouve sur la route Moscou-Pékin ! On ne peut donc pas compter sur du secours quand on en a besoin. D’autant plus que les rares véhicules peuvent très bien passer sur un piste parallèle, parfois distante d’un kilomètre, et ne jamais voir nos éventuels signaux de détresse. En fait, on a eu de la chance qu’un chantier se trouve si près ! Je décide donc, à l’avenir, de rester sur la piste la plus proche du chemin de fer. Nous savons qu’ainsi on sera toujours à moins de 10 kilomètres d’une gare. Aussi, il est impératif de passer de nouveau à l’Est de la ligne. Ainsi on se trouvera entre chemin de fer et route en construction. Mais les passages à niveau sont rares. Même les gares n’en disposent pas toutes. On finit par en trouver un. Un signal annonce : Galt teregnees – bolgomdzjil (Attention au train). Nous sommes contents de franchir la ligne et de nous retrouver du bon côté de nouveau.
Tout cela m’a totalement épuisé. Je profite d’un des petits bâtiments de la gare qui offre une mince plage d’ombre dans la fournaise pour faire une sieste pendant que Naraa nous prépare un pique-nique. Après quoi, nous avalons sans problème la centaine de kilomètres qui nous séparent de Saynshand, la dernière ville digne de ce nom avant la frontière chinoise. Je fais le plein d’essence et je ne rêve que de deux choses : une bonne bière fraîche et une douche. Mais avant cela, il faut nettoyer le filtre à air. Comme il ne me reste presque plus de liquide spécial pour le faire, et que je veux le conserver pour l’ultime étape jusqu’à la frontière, puis le retour sur Ulaanbaatar, je décide de profiter d’un atelier de mécanique local pour le nettoyer à l’air comprimé. Quand c’est fait et que je veux repartir, le moteur ne marche soudainement que sur trois cylindres. Cause inconnue. Les bougies ont été changées, il y a mille kilomètres à peine. Elles sont quasiment neuves. Nous nous rendons chez une ancienne élève de Naraa, où nous restons dîner. J’observe les règles de bienséance, mais le thé salé ne remplace pas la bière que je m’étais promise et les pâtes maison ne sont pas l’alternative rêvée pour une douche tiède. Pendant ce temps-là, je demande conseil, par SMS, à Jean-Jacques Dupuis, à 10.000 km de là. Merveilleuse possibilité technique, dont ne bénéficiaient pas les intrépides automobilistes qui passaient par ici, il y a 101 ans… Mais eux, au moins, ils étaient des mécaniciens avertis, qui connaissaient leurs véhicules par cœur. De l’avis de Jean-Jacques, je dois chercher du côté des bougies et des câbles. Dans la cour, sous le regard attentif d’une ribambelle de gamins, je démonte les bougies. Elles sont noires de suie (mauvaise essence, mauvais réglage de l’allumage ?) et la numéro trois est humide. C’est celle qui ne fonctionne donc pas. Je la remplace par une autre et le moteur retrouve son ronronnement normal. Soulagé, j’envoie un nouveau SMS à mon ‘gourou’ au siège de Gazoline, pour dire que tout va bien à nouveau.
On finit par prendre congé de l’élève et nous voilà en chemin vers meilleur hôtel de Saynshand, le ‘Shand Plaza’. Au bout de cent mètres, le problème recommence et le moteur cahote une fois de plus sur trois cylindres. Arrivé à l’hôtel, je veux en avoir le cœur net et je déconnecte les câbles des bougies. Les cosses métalliques de deux d’entre elles se détachent. J’essaye de réparer en y voyant mal ; c’est la tombée de la nuit. Rien n’y fait. Entre-temps, je reçois les conseils en Mongol d’un trio qui veut mettre la main à la pâte et commence à tout démonter. Ils me conseillent de changer les câbles. En route en UAZ vers un atelier automobile fermé. Puis vers un magasin, fermé également, mais dont on fait venir le propriétaire. Me voilà l’heureux acquéreur de cinq câbles de bougies ‘Made in Russia’. On les installe, et voilà que le moteur tourne encore moins bien qu’avant ! À l’oreille, je dirais qu’il ne fonctionne plus que sur deux cylindres ! C’est la nuit, j’en ai marre, je suis exténué. La journée a été assez longue et éprouvante comme ça…
À la réception de l’hôtel, on est désagréable style communiste, mais nous finissons par obtenir une chambre avec deux bons lits et notre propre salle de bains. Naraa fait monter une bière glacée et je peux me laver. Que demande le peuple ? Je sombre dans un sommeil lourd, entrecoupé de rêves noirs. Qu’est-ce qu’elle a, soudainement, la ‘Petite’, si près du but ?
Mardi 5 août 2008
Le lendemain, à la fraîche, je reprends le problème à zéro. Tous les câbles sont neufs, je nettoie les bougies une fois de plus, je vérifie que les câbles sont bien branchés dans le bon ordre 4-3-2-1… sans résultat. Le moteur a du mal à démarrer, et quand il démarre, ce n’est que sur deux ou trois pattes, plus des retours de flamme dans le carburateur.
Le trio d’hier soir me rejoint. Ce sont des chauffeurs professionnels pour une compagnie de prospection géologique. Les équipes sont sur le terrain et ils attendent à l’hôtel pendant dix jours avant de les reconduire à Ulaanbaatar. Comme tous les chauffeurs dans ce pays, ils sont aussi – par nécessité – mécaniciens. Ils prennent les choses en main, ça les amuse de travailler sur la ‘Petite’ et ça fait passer le temps. Ils sont une variante sur ‘Le Bon, la Brute et le Truand’ et dans ma tête je les baptise ‘Le Jeune, le Gros et le Vieux’. C’est surtout ce dernier qui a l’air compétent. Puisque côté allumage tout devrait être bon, il décide de regarder le carburateur. Quand on enlève le tuyau d’aspiration d’air, on le trouve encrassé de suie et de poussière mouillée d’essence. Une catastrophe ! Si les gicleurs sont comme ça, pas étonnant que la ‘Petite’ refuse de démarrer ! J’ai encore un carburateur tout neuf et préréglé dans ma collection de pièces d’échange. C’est celui qui avait fait Paris-Pologne seulement. On remplace le carbu. Résultat ? Ce n’est pas mieux qu’avant. On vérifie le bon fonctionnement des culbuteurs. Puis j’ai une idée soudaine : et si c’était l’allumage électronique qui faisait des siennes ? Chez ‘Gazoline’, on m’avait expliqué comment, en débranchant et rebranchant quelques fils, je pouvais revenir sur l’allumage classique. J’essaye. Aucune amélioration. Je rebranche en électronique. Je sors toutes mes pièces de rechange. En désespoir de cause, on remplace le condensateur et la tête de distribution. On vérifie les étincelles sur les quatre câbles. Elles sont franches et puissantes. Cela fait toute une matinée qu’on travaille, sans résultat… On démonte les bougies pour la n-ième fois. Cette fois-ci, ce sont les numéros 2 ET 3 qui sont mouillées, et qui ne fonctionnent donc pas. Incompréhensible… Sauf si… Mais non, ce n’est pas possible… J’inverse les câbles des cylindres 2 et 3… et la ‘Petite’ démarre comme une voiture de course ! Que s’est-il passé ? Jusqu’à présent, pour le branchement des câbles, je m’étais fié aux numéros adhésifs collés sur ceux-ci par les techniciens de ‘Gazoline’. Pas de problème, si on n’inverse pas l’ordre des cylindres comme je l’avais fait il y a une semaine. Hier soir, après avoir enlevé tous les vieux câbles, je les avais branchés sur la tête du distributeur en tenant compte cette fois d’autres numéros autocollants que ‘Gazoline’ avait mis dessus, l’ordre étant 1-3-4 et blanc côté bloc moteur, mais ça ne pouvait être que le 2. J’avais même pris soin de noter cet ordre dans un petit carnet avant le départ, au cas où les numéros disparaissaient ou si je devais remplacer la tête, ce qu’on venait de faire. Or, maintenant, il s’avérait que le bon ordre était en fait 1-2-4-3 ! La semaine dernière, je disais que les copains de la revue pouvaient rire de bon cœur de mon ignorance, mais là, je venais de perdre une bonne demi-journée en mécanique superflue dans la chaleur et la poussière à cause d’une étourderie de leur part… Et moi qui leur faisais une confiance aveugle ! Enfin, l’essentiel, c’est que ça marche enfin. Pour faire bonne mesure, le ‘vieux’ règle l’avance de l’allumage et le moteur tourne comme une horloge.
On remballe outils et pièces de rechange, on recharge la voiture, on douche et on déjeune une dernière fois dans l’hôtel. Il est sept heures du soir quand nous quittons enfin Saynshand. Nos trois amis chauffeurs nous déconseillent formellement d’aller jusqu’à Zamyn-Uud, la ville frontalière avec la Chine, qui est à un peu plus de 200 kilomètres d’ici. La route serait trop difficile, trop dangereuse. Ils ne sont pas les premiers à me dire cela. Mais je suis têtu. Si près du but, je ne veux pas abandonner. Et je garde en mémoire les deux conseils reçus, il y a quelques années, sur le Méridien de Greenwich. C’était en Angleterre, où je rencontrais, tout à fait par hasard la célèbre chanteuse Vera Lynn. La vieille dame, âgée de plus de quatre-vingts ans, était toujours belle. Quel conseil donnerait-elle aux jeunes, je lui avais demandé. « Make up your mind what you want, then go for it ! » m’avait-elle répondu. Puis, malicieuse, elle avait ajouté : « Always listen to good advice, but do not necessarily take it ! » Aujourd’hui, j’écoute donc les bons conseils. Mais je veux voir pour moi-même. Je suis un homme averti, c’est déjà pas si mal.
Nous passons près des vestiges d’un cimetière communiste. Les étoiles rouges ont perdu leur éclat d’antan, les noms russes sont effacés ou à peine visibles. Tout, dans le monde des humains, est éphémère.
Chaque tombeau est entouré d’un petit grillage. J’avais déjà vu cela en Russie. Il y en a un qui attire mon attention. Sur les côtés longs se trouvent, en enfilade, cinq anneaux. Je ne serai pas à Pékin pour l’ouverture des Jeux Olympiques, comme prévu, mais j’aurai tout de même trouvé les Anneaux Olympiques à Saynshand !
Le soleil descend déjà sur l’horizon. Nous n’avons couvert que quelques dizaines de kilomètres aujourd’hui. Mais nous touchons au but. Nous dressons la tente dans la steppe et préparons le thé du soir. Un croissant de lune pointe vers l’Ouest lointain d’où nous sommes venus, la ‘Petite’ et moi…
Mercredi 6 août 2018
On part tôt le matin. Normalement, avec un peu de chance, on devrait atteindre aujourd’hui les deux buts fixés : 16.000 km et la frontière chinoise. Le voyage n’ira pas plus loin, les autorités chinoises ayant décidé, « pour ma sécurité », de m’interdire l’entrée dans leur pays.
Dans la multitude des pistes, j’ai choisi de suivre la plus proche des poteaux électriques, imitant en cela les participants au raid Pékin-Paris de 1907, qui avaient la ligne télégraphique pour seul repère.
À 7h32 heure locale, le GPS indique 44°47’57 » N – 110°32’45 » E, nous atteignons le dernier millier de kilomètres du périple. Il n’y en aura pas d’autres. Bien sûr, Naraa est mon témoin. Qui d’autre, dans ce grand espace où nous ne rencontrons personne, sauf de rares cadavres d’animaux ? Et elle l’a bien mérité. C’est elle qui a sauvé la 4CV ensablée hier ! La piste est mauvaise par endroits, mais pas plus que ce qu’on a déjà pu rencontrer avant. Par contre, dans les cahots, le raccord entre le tuyau d’échappement et le pot lâche, et c’est dans un bruit de tonnerre que nous rentrons dans la petite localité d’Orgon, dont la seule activité économique est minière.
Deux garçons qui s’amusent avec leur arc fait avec des rayons de vélo nous indiquent l’atelier mécanique du village.
Le mécanicien dispose même d’une fosse, et quand je veux remonter l’échappement, je constate que la patte d’attachement du pot s’est détachée une fois de plus. Combien de fois depuis le début du voyage ? J’ai perdu le compte… Un soudeur est vite trouvé sur un site de construction et au bout d’une petite heure nous repartons avec un échappement bien silencieux. Un des hommes qui m’a donné un coup de main nous guide vers la bonne piste sur sa moto. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes, sauf que… le moteur tourne, une fois de plus, sur trois cylindres seulement. C’est le même ennui qu’hier à Saynshand, sauf que maintenant je suis sûr que tous les câbles sont branchés dans le bon ordre. Et on rouvre le capot moteur… Et on ressort les outils…
Une 4×4 s’arrête à notre hauteur. À son bord, un chauffeur mongol et un Européen. Il est Russe, c’est l’un des ingénieurs de la mine. Naraa s’entretient avec lui. Si on a besoin d’aide mécanique, on n’a qu’à venir à l’atelier de la mine. On y va. Un mécanicien démonte et nettoie à fond les quatre bougies et vérifie l’écartement des électrodes. Il remonte le tout, et… ça marche !
Nous dépassons la petite gare de Doloodiin hundii. Ça recommence ! Et on rouvre le capot moteur… Et on ressort les outils… À ce stade, je suis exténué de fatigue et accablé par la chaleur. En enlevant les bougies, ma main dérape et heurte la pompe à essence, dont l’un des tuyaux en plastique se casse net. Quelle idée de construire une telle pièce dans une matière fragile ! Si je n’avais pas une pompe de rechange (avec des tuyaux métalliques !), le voyage s’arrêtait là ! Je remplace la pompe et finis par dévisser les bougies. Toujours le troisième cylindre qui ne fonctionne pas. C’est alors que je découvre que l’allumeur est mal fixé et libre dans ses mouvements. Dans ces conditions il est clair que l’allumage se fait de façon aléatoire. Il est vrai aussi qu’en matière de fixation, c’est très délicat. À un dixième de millimètre près, la bague de fixation n’a pas d’emprise sur l’allumeur. Je procède à un nouveau réglage de l’allumage et resserre l’ensemble.
Et c’est parti pour un tour. Pas pour longtemps. Au bout d’un kilomètre, une dépression dans la route avec le fameux bac de sable. Mais cette fois-ci je m’arrête à temps et j’explore à pied avant de continuer. Par la gauche, il y a un contournement possible, pas trop cahoteux et le sol semble pierreux et solide. Je reprends place au volant et m’engage lentement sur cette voie. Soudainement, la voiture s’enlise. En ressortant, je constate que ce qui semblait solide n’était qu’une croûte, sous laquelle se trouve un sable très meuble. Nous sommes enlisés une fois de plus, le ventre de la ‘Petite’ touchant le sol. Je n’ai même plus le courage, ni la force, de sortir la pelle et les tapis de désensablement.
Pendant que Naraa repart à pied vers la petite gare, je m’allonge à l’ombre de la voiture. Totalement épuisé, je m’endors sur le champ. Je suis tiré de mon sommeil par le grondement d’un camion, qui dévale la pente vers l’endroit où je me trouve. Je sursaute et cours sur la piste en agitant les bras pour l’arrêter. Le mastodonte freine en plein milieu du passage sableux. Il en sort trois hommes… et Naraa. Je ne sais pas où elle a été trouver ce secours, mais elle est clairement capable de miracles.
On sort le ruban de remorquage et cinq minutes plus tard nous sommes littéralement tirés d’affaire. Les trois camionneurs me préviennent : « Ne continuez pas vers Zamyn-Uud. La piste est trop difficile, trop dangereuse ! » Décidément, tout le monde semble être du même avis… Je n’ai plus la force de me battre. On fait demi-tour. Cela fait mal d’abandonner là, en plein milieu de rien… Le troisième cylindre fait de nouveau des siennes. On décide de marquer un arrêt près de la petite gare, où je procède à un nouveau réglage de l’allumage, couronné de succès. Mais pour combien de temps ?
Les quelques familles d’employés du chemin de fer qui habitent dans cet endroit isolé viennent nous voir et faire causette. Quelqu’un m’offre une cannette de bière froide. Quel délice ! Je reprends mes esprits. Naraa lit dans mes pensées : « Et si on continuait encore un peu ? » « Davaï ! », je lui réponds en Russe, « Allons-y ! »
Les employés de la gare nous conseillent de suivre la piste à gauche du chemin de fer plutôt que celle de droite. Nous revoilà en route. Et revoilà que le cylindre 3 refuse de marcher. Tant pis ! Je n’ai plus envie de faire de la mécanique. On verra ça demain. Nous cahotons sur la piste sableuse dans le bruit peu harmonieux d’un moteur qui ne tourne pas rond et qui a perdu toute puissance. Bruit encore plus dérangeant lorsque je perds successivement, en l’espace de quelques centaines de mètres, le silencieux d’abord, le tuyau d’échappement ensuite. Les soudures d’Orgon n’auront pas tenu longtemps !
C’est avec cette mécanique fragilisée que nous rentrons dans la petite localité d’Erdene, à 18 km de la piste principale pour Zamyn-Uud, qui n’est plus qu’à 120 km. Mais la frontière chinoise elle-même est toute proche. Nous sommes arrivés à 26 km seulement de la Chine. Ça suffit ! Le contrat est largement rempli ! À quoi bon aller jusqu’au poste frontière, où les Chinois ne nous laisseront de toute façon pas entrer ? On s’attendait, depuis longtemps, à ce que la ‘Petite’ pouvait rendre l’âme. Curieusement, ce n’est pas la suspension ou le train roulant qui lâchent, c’est le moteur. Il n’est pas encore mort, mais je ne lui fais plus confiance. Trop de suie, due à la mauvaise qualité de l’essence, s’est sans doute accumulée dans les cylindres. Probablement de la poussière aussi. Où en sont les segments des pistons ? Je ne pourrai pas régler ces problèmes ici. Continuer la route mettrait notre sécurité en péril. Nous pourrions tomber en panne en un endroit isolé sans passage. Erdene sera donc notre destination finale. Pour les mêmes raisons, il serait imprudent de reprendre la piste vers le nord. Naraa est déjà accroché à son téléphone portable. Son ami Pujee possède un camion. Il se mettra en route demain d’Ulaanbaatar pour venir nous chercher. Nous faisons des courses et notre plein d’eau dans Erdene et repartons dans le désert.
Nous dressons notre camp dans un coin isolé du Gobi, à l’image des concurrents du ‘Pékin-Paris’ de 1907, où nous attendrons Pujee. C’est la fin de l’aventure. La ‘Petite’ a parcouru 16.103 km depuis Paris… Je m’endors, en paix avec ma décision.
Jeudi 7 août 2008
Nous sommes en plein désert, mais grâce à la proximité de la ville d’Erdene, qui ne se trouve qu’à 5 kilomètres, nous avons le réseau téléphonique. Naraa suit ainsi la progression de Pujee, qui vole à notre secours, et qu’elle me distille au compte-gouttes : « Il est à Tchoyr », « Il est à Ayrag », « Il compte être à Saynshand ce soir » … Cela me permet aussi de tenir au courant Marie-Xavier, rentrée au Luxembourg, et à travers elle, Marie-Jeanne et Martine, et tous les autres amis qui attendent des nouvelles avec impatience. Par retour du courrier, je reçois des messages d’encouragement ou de consolation. Tout le monde semble s’accorder sur le fait que je n’ai pas de honte à avoir et que la ‘Petite’ a été formidable.
Le temps passe lentement. La chaleur est écrasante. La tente offre peu d’ombre. Nous grignotons quelque chose de temps à autre, nous buvons beaucoup. Je m’assoupis sur mon sac de couchage. La fatigue cumulée se fait sentir soudainement, maintenant que l’action s’est arrêtée. Naraa m’apprend quelques rudiments de la langue mongole, impossible à prononcer, même pour un Néerlandais… c’est dire ! Essayez, par exemple, les mots : tkhe (‘oui’) ou kkhô (‘non’). On sort de temps en temps pour se soulager. Comme il n’y a rien, dans cette vaste plaine, derrière quoi s’abriter, on s’éloigne simplement suffisamment loin pour devenir invisible. Naraa revient d’une de ces expéditions sanitaires. « Viens voir, me dit-elle, je vais te présenter à mes frères ». Je n’y comprends rien. Mais en sortant de la tente, tout devient clair. Un troupeau de chameaux traverse la plaine.
Nous rions aux éclats et allons à leur encontre. Je fais quelques photos de ces animaux étranges qui ne sont pas chaussés de pneus Michelin pour traverser le sable.
Retour à la tente. Naraa lit, je travaille un peu à mon blog. Quand le soleil commence à descendre et que la 4CV offre un peu d’ombre, je peux enfin sortir de la tente et profiter de la brise pour continuer mon écriture. En fin de journée, le vent change de direction et devient plus fort. On s’amuse alors à faire quelques photos de notre dernier campement avec le cerf-volant. C’est ainsi que s’achève une longue journée d’attente, paisible, au creux du Gobi.
Vendredi 8 août 2008
Nous savons, grâce au téléphone, que Pujee sera là dans la matinée. Après le petit-déjeuner, nous commençons à mettre de l’ordre dans les affaires et à charger la voiture. J’ai décidé que c’est un jour important, et je me rase, me servant comme d’habitude du rétroviseur de la voiture. Vers dix heures, nous jetons un dernier regard sur les magnifiques collines en face et je démarre la ‘Petite’.
C’est dans un bruit affreux, le moteur marchant sur trois cylindres et étant dépourvu de tuyau d’échappement, que nous nous mettons en route pour couvrir les derniers kilomètres du voyage. En effet, on s’est donné rendez-vous à la gare d’Erdene.
À l’entrée d’Erdene, il y a un joli stupa. On s’y arrête. Nous sommes le 08/08/08, le jour où – c’est marqué sur les autocollants qui ornent la voiture – nous aurions dû arriver à Pékin pour l’ouverture des Jeux Olympiques. Pour les Chinois, ‘888’ est un numéro porte-bonheur, par contre ‘444’ (la ‘Petite’ est immatriculée RT444 !) est de mauvais augure. Je n’attache pas trop d’importance à ces symboles. Mais il est vrai que le but annoncé, Pékin, n’a pas été atteint. Par contre, la distance annoncée, 16.000 km, a été largement couverte. Mission accomplie. J’ai su depuis le début que la ‘Petite’ pouvait tomber en panne un jour. On a été beaucoup plus loin que ce que la plupart pensaient possible. Le but du voyage n’a jamais été, pour moi, d’arriver à Pékin. Le vrai but, c’était de faire la longue route, de vivre toutes ces sensations intenses que procurent les paysages, les rencontres avec des inconnus, la conduite de la ‘Petite’. Pas de regrets ! Les Chinois ne voulaient de toute façon pas nous laisser entrer. Mais je sais que les derniers 700 kilomètres qui séparent Pékin de la frontière sont de l’autoroute. Cela aurait été facile. Dommage de ne pas pouvoir garer la ‘Petite’ au pied de la Grande Muraille, mais à part ça… La glace du Baïkal, le sable du Gobi, tout cela était infiniment mieux que ne pourrait être la Place Tienanmen.
Je me tiens là, devant le stupa, adossé à la courageuse ‘Petite’, et je revis en pensée tous ces moments merveilleux qu’elle m’a procuré. Je revois le départ de la ‘Philharmonie’ au Luxembourg, le camp de concentration de Blechhammer dans les forêts polonais, le port de Sébastopol, le banya du garagiste de Samara, les églises d’Ekaterinbourg, les marais de Barabinsk, la route effroyable entre Krasnoyarsk et Tulun, mes amis d’Irkoutsk, le majestueux lac Baïkal et finalement ce pays merveilleux que je viens de découvrir, la Mongolie, avec sa population si attachante. Ma main caresse l’aile de la voiture, que je sais blessée dans son châssis, dans sa suspension, dans son moteur. Quand je l’ai achetée, il y a un peu plus de cinq ans, ce n’était qu’un objet. Puis on a voyagé sur le méridien de Greenwich ensemble. Ensuite, il y eut la N7 et les Alpes. Et puis, cette incroyable Odyssée qui vient de s’achever… Au fil des kilomètres, au fil des difficultés surmontées ensemble, la 4CV est devenu la ‘Petite’, un personnage… Et non seulement pour moi, mais pour des centaines de personnes qui ont suivi ses aventures sur Internet, qui ont tremblé avec elle, qui l’ont encouragé de loin.
Je m’approche du stupa, que je commence à contourner dans les sens des aiguilles d’une montre, en actionnant les moulins à prière. Et je fais un vœu et une promesse : « ‘Petite’, jamais je ne t’abandonnerai ! ‘Petite’, je te guérirai de tes blessures ! Tu auras un châssis neuf, une direction neuve, on révisera ton moteur, on remettra en état ta carrosserie qui a tant souffert. Et nous vivrons ensemble d’autres belles aventures… » Les moulins à prière tournent, et de chaudes larmes coulent sur mes joues.
Il est de coutume, lorsqu’on fait un vœu auprès d’un stupa, de laisser un petit objet en offrande. Toujours en pleurant comme une Madeleine, je me précipite vers la voiture et plonge sous mon siège. D’un sac en plastique, je sors une petite boîte noire et bleue. Elle contient un roulement conique tout neuf, merveilleux bijou d’acier. Je retourne auprès du stupa, et dépose délicatement cet objet insolite parmi les allumettes, les osselets, les bonbons et autres offrandes qui s’y trouvent déjà Naraa, qui pleure aussi, allume un bâtonnet d’encens…
Nous séchons nos larmes et nous nous rendons à la gare. Bien sûr, une petite foule vient voir notre véhicule insolite. Une demi-heure après, un petit camion bleu approche en cahotant. C’est l’Hyundai de Pujee, notre sauveur. Le plateau du véhicule me semble bien petit, même pour la ‘Petite’ et un autre problème se pose : comment faire monter la 4CV dessus ? Mais Pujee a déjà repéré un monticule de gravats. Il sort la pelle, arrange un peu la hauteur et la pente et m’ordonne de la gravir avec la ‘Petite’ afin de la monter sur le camion. La première tentative échoue, à cause du moteur peu performant.
Mais avec l’aide de quelques gaillards qui ont accouru, on arrive à bon port. La ‘Petite’ tient tout juste sur l’arrière de l’Hyundai, aussi bien en longueur qu’en largeur…
Il suffit maintenant d’arrimer le tout le plus solidement possible pour qu’on puisse affronter les 650 kilomètres qui nous séparent de la capitale.
Nous faisons le plein sans tarder et nous mettons en route. La piste semble soudainement plus mauvaise et plus longue qu’à l’aller. Entre Erdene et Orgon, un pneu du camion crève, complètement déchiré par les pierres de la piste. Sur plus de 16.000 km, je n’avais pas eu une seule crevaison… Là, au bout vingt bornes, on a la première. Bravo Michelin ! Arrêt à Orgon pour réparer le pneu et manger dans un petit boui-boui.
Sur la place, des jeunes jouent au basket parmi des immeubles bas qui sont dans un triste état.
Quel avenir pour la jeunesse d’Orgon ? Pendant que Pujee s’occupe du pneu, je photographie quelques habitants de la ville.
Avant de repartir, nous vérifions l’arrimage de la ‘Petite’ et nous constatons que malgré les lanières et les cordes bien tendues, la voiture bouge sur le plateau lors des nombreux cahots de la route. Par endroits, cela a commencé à user la peinture. C’est dommage, mais au point où l’on en est… Nous essayons d’intercaler des chiffons et des bouts de chambre à air aux endroits menacés. Quand nous nous arrêtons pour la nuit, nous sommes à une quarantaine de kilomètres de Saynshand. Nous prenons notre repas du soir en admirant un magnifique coucher de soleil.
Samedi 9 août 2008
Au petit matin, il commence à pleuvoir et un vent terrible se lève. Le ciel est de plomb jusqu’à l’horizon, et la pluie tombe en rafales horizontales. Ceci n’est pas un petit orage passager. On a l’impression que cela ne finira jamais… Les deux tentes tremblent et se replient sur nous, l’eau s’infiltre partout, et bientôt tout est trempé : une flaque d’eau s’est formée dans notre tente dans laquelle baignent nos vêtements et nos sacs de couchage. On ne peut pas rester ainsi, il faut se résoudre à sortir et à lever le camp. Naraa se réfugie dans la cabine du camion, pendant que Pujee et moi remballons les affaires sous les trombes d’eau. On replie le tout en catastrophe, tentes et sacs de couchage sont empilés en vrac dans les caisses qui sont arrimées à nouveau sur le toit de la ‘Petite’. Quand nous nous engouffrons dans la cabine, nous sommes trempés jusqu’à l’os, et je patauge dans mes pataugas.
Nous regagnons la piste. De grandes flaques d’eau se sont formées dans les trous omniprésents. Par endroits, la poussière habituelle s’est transformée en boue et Pujee a du mal à diriger le camion qui dérape de tous les côtés et exécute un ballet extraordinaire. Puis, ce qui devait arriver arrive : on s’embourbe pour de bon, les roues du camion patinent, Pujee n’arrive plus à avancer, ni à reculer. Il ne manquait plus que ça ! Nous inspectons la situation, qui, une fois de plus évoque le rallye d’il y a un siècle. Pujee se réinstalle au volant, le moteur du petit camion rugit, les roues soulèvent des gerbes de boue et d’eau, l’ensemble avance péniblement et arrive à s’extirper du piège. Ouf !
Lorsque nous arrivons à Saynshand, je suis transi de froid. Pendant que Pujee part à la recherche d’un nouveau pneu, Naraa m’accompagne pour acheter une paire de chaussures. Non seulement mes pataugas sont trempés, ils étaient bons à jeter de toute façon. Le choix est très limité, mais avec des chaussettes et des chaussures sèches, je me sens déjà un peu mieux. Nous nous retrouvons au ‘Shand Plaza’, où nous engloutissons de grands thés brûlants et déjeunons copieusement. Avant de quitter la ville, nous passons devant la petite Tour Eiffel de la ville (photo 203). La Tour, comme la ‘Petite’, ont moins fière allure qu’au départ de Paris ! La pluie s’est un peu calmée.
Nous longeons la ligne du chemin de fer. Dans la cabine aux vitres embuées, nous nous réchauffons lentement. Le temps s’améliore graduellement, aussi. Lorsqu’on s’arrête pour vérifier les fixations de la ‘Petite’, un timide soleil perce à travers la couverture nuageuse. La température est remontée également et il y a une petite brise. Pour combien de temps ? Il faut en profiter pour tout sécher. Pendant que Pujee fait la sieste sur le bord de la piste, Naraa et moi étendons tout ce qui est mouillé : vêtements, sacs de couchage, tentes… De loin, je vois arriver un homme seul à pied. Il s’avère être un cheminot, qui inspecte son tronçon de la ligne, surtout les clôtures barbelées destinées à écarter le bétail de la voie. Il s’approche d’un pas lent. Lorsqu’il s’arrête près de nous, je constate qu’il a une ressemblance étonnante avec Gengis Khan.
Les affaires sèchent rapidement et lorsque nous repartons, le soleil et la chaleur sont enfin revenus. Ces changements de temps imprévisibles sont caractéristiques pour la Mongolie.
En descendant vers le sud, je ne m’étais pas bien rendu compte des distances parcourues. Maintenant que je suis passager et que c’est Pujee qui fait le travail sur les mauvaises pistes, je réalise ce que la ‘Petite’ a fait et ce qu’elle a dû endurer aussi. Incroyable que nous ayons fait le même trajet, il y a quelques jours à peine !
Pendant que nous remontons vers Ulaanbaatar et que je n’ai plus beaucoup à faire, j’ai le temps de réfléchir calmement. Plus ça va, plus je suis persuadé que la décision d’arrêter était la bonne. Je n’aurais pas voulu que la 4CV termine comme une épave dans le désert, comme nous en rencontrons parfois . Quelle est l’histoire de ces carcasses ?
Nous progressons ainsi jusqu’aux environs d’Ayrag, où nous campons dans une plaine caillouteuse.
Dimanche 10 août 2008
Le dernier jour du rapatriement de la ‘Petite’ vers Ulaanbaatar se déroule sous un chaud soleil. Le camion de Pujee arbore désormais fièrement de grands autocollants ‘Gazoline’ sur ses portières, assurément une exclusivité dans la capitale mongole ! C’est notre dernier jour de désert et j’en profite pour photographier quelques-uns de ses habitants, comme un lézard aux étranges paupières proéminentes, qui font de l’ombre à ses yeux. Nous ramassons encore des pierres, du minerai de fer près d’une mine, de beaux morceaux de fluorite à une autre.
À Tchoyr, Pujee fait réparer un autre pneu crevé. Je m’y suis fait couper les cheveux et nous y avions pris une douche, il y a une semaine à peine. Il me semble que cela fait un siècle. En quelques jours de Gobi, on a vécu des tempêtes de sable, on s’est enlisé à plusieurs reprises, la ‘Petite’ est tombé malade et j’ai appris à dire ‘tkhe’ (oui) en Mongol…
Nous nous trouvons enfin sur l’excellente route goudronnée toute droite qui mène vers le Nord. Après des centaines et des centaines de kilomètres de piste, nous apprécions !
Je profite du soleil descendant et d’un petit vent qui s’est levé pour faire les dernières prises de vue avec le cerf-volant. Un troupeau de chèvres et de moutons, peu impressionné par le grand ‘oiseau’, continue de brouter paisiblement alors que je prends plusieurs photos aériennes.
La route traverse les montagnes et devient sinueuse. Sur la descente de Hooltyn Davaa, à une trentaine de kilomètres d’Ulaanbaatar, un policier nous fait signe de ralentir. Je pense d’abord que c’est pour un contrôle routier. Mais en fait, il s’est produit un horrible accident. Une voiture a quitté la route et se trouve complètement aplatie en contrebas. À côté gisent deux cadavres. « La vitesse tue » avertissent de nombreux panneaux, parfois assortis d’une carcasse de voiture. Mais rien n’y fait, les Mongols conduisent comme des fous, surtout le week-end. Et l’alcool aidant… C’est un bien triste rappel des dangers de la route, auxquels la ‘Petite’ et moi avons fort heureusement échappés tout au long de notre long périple.
Quand nous arrivons à Ulaanbaatar, Ganaa, le mari de Naraa, nous accueille dans leur appartement. Je passerai mes derniers jours en Mongolie chez eux. Je prends une délicieuse douche tiède ! Naraa est aux petits soins et me prépare à manger. Dans la machine à laver tournent mes vêtements sales. Malgré mes protestations, le couple me laisse leur lit et se rabat sur un lit d’appoint dans la cuisine. Il n’y aura rien à faire : pendant cinq nuits il en sera ainsi. C’est un couple chaleureux, avec deux enfants adorables qui ont l’air d’avoir cinq ans de moins que leur âge réel. Ce sont devenus des amis, que j’espère bien revoir un jour. C’est sur cette pensée que je m’endors dans leur lit spacieux.
Lundi 11 août 2008
Je passe la matinée à trier toutes mes affaires. Je laisse un maximum de choses, dont ce n’est pas la peine que je les ramène en Europe, à Naraa et Ganaa, à qui elles peuvent être bien utiles. Ainsi s’entassent, pêle-mêle, une paire de bottes en caoutchouc, du carburant, tous les comestibles, un rouleau de papier alu, des sacs poubelles… D’un autre côté, ce que je garderai sur moi pour le voyage de retour : la plupart de mes vêtements, tout le matériel photo et informatique, un cerf-volant. Tout le reste, matériel camping et affaires de voiture essentiellement, est soigneusement emballé dans les deux cantines rouges et une caisse en plastique. Pendant ce temps-là, toute ma petite famille mongole vient voir me voir au milieu de mon souk, ou alors m’aider quand j’en ai besoin.
Lorsque tout est prêt, nous appelons Pujee, pour qu’il vienne avec le camion et la ‘Petite’. J’étais entré en contact, il y a des mois déjà, grâce à Internet et au travers de l’Ambassadeur de France à Ulaanbaatar, Patrick Chrismant, que je remercie ici pour son aide sympathique et précieuse, avec un homme d’affaires français, Sébastien Marneur. Au départ, celui-ci devait me fournir un emplacement dans un de ses entrepôts, pour que la ‘Petite’ y hiberne avant d’aller en Chine en 2009. Il n’en est plus question maintenant, mais Sébastien Marneur s’occupera par contre du transport en containeur de la ‘Petite’ vers l’Europe. Nous voilà donc sur la route de l’aéroport, vers un entrepôt où la 4CV séjournera encore un mois avant d’être expédié vers la France, où je la récupérerai fin octobre, début novembre.
Nous sommes réceptionnés par deux collaborateurs de Marneur, et on procède au vidange du réservoir d’essence, condition sine qua non pour un envoi en containeur.
Ce sera ma dernière vision de la ‘Petite’ avant de la retrouver dans quelques mois, les cantines enveloppées sagement sous une bâche, la montagne mongole en arrière-plan (photo 211). Elle est blessée, mais loin d’être morte. Le projet de la prochaine aventure germe déjà dans ma tête. « Merci, ‘Petite’ pour tout ce qu’on a fait ensemble ! Je te bichonnerai et quand tu auras retrouvé tes forces, on repartira vers d’autres horizons. Tu n’en attendais pas moins, non ? » La ‘Petite’ me sourit. Je lui retourne son sourire avant de repartir en ville. Entre nous, c’est une belle histoire d’amour.